Comprenez donc, monsieur, que ce que j’ai fait, moi, dans un motif louable, peut être fait dans un motif criminel ; que c’est déjà un malheur pour la discipline, et qu’une sévérité excessive peut seule en atténuer l’effet dangereux.

– Mais il est singulier, mon ami, que vous vouliez m’obliger à vous punir quand…

– Vous voulez donc me faire mourir à petit feu, avec toutes vos objections, monsieur ! Vous ne voulez donc pas comprendre qu’il ne s’agit pas de vous, mais de votre grade ? de cela ! cria Pierre en secouant avec violence l’épaulette du marquis ; de cela, monsieur ! que c’est pour vous et pour nous une question de vie ou de mort ; que, si une telle faute restait impunie, encouragée par ce mauvais exemple, demain l’équipage discuterait nos ordres, murmurerait, se révolterait peut-être, nous menacerait, et ferait la course avec la corvette.

– Allons, allons ! ne vous fâchez pas, mon ami, je ferai ce que vous voudrez. Allons, voyons ! vous serez puni, là, puisque ça vous fait plaisir.

Pierre haussa les épaules de pitié.

– Croyez-vous donc, monsieur, qu’il ne soit pas pénible, cruellement pénible, à mon âge, d’être porté sur le journal du bord comme insubordonné ; moi, monsieur, qui suis fanatique de la subordination ! Mais peu importe, car l’exemple d’une punition sévère infligée à un officier pour une faute de discipline est salutaire pour l’équipage, et ne peut que rendre plus profond chez lui le respect inaltérable qu’il doit avoir pour la subordination. Et pourtant, monsieur, ce que vous allez écrire sur ce journal, et par mon ordre, brisera peut-être les seules espérances d’avancement qui me restent !

– Eh bien ! alors ?

– Eh bien ! monsieur ! je sais sacrifier tout cela à l’honneur du corps auquel j’appartiens, et ma conscience me paie largement. Vous êtes en vue, vous, monsieur, et moi je suis obscur ; s’il y a cinq cents lieutenants de vaisseaux, il n’y a que cinquante capitaines de frégate, qui doivent être, aux yeux des matelots, des hommes purs et choisis. D’ailleurs, monsieur, une tache parait plus sale sur l’habit brodé d’un commandant que sur le frac bleu d’un officier subalterne.

– Mais, mon Dieu ! puisque je vais vous punir, que diable voulez-vous de plus ?

– C’est bien heureux ! dit Pierre.

Et le marquis, écrivant sous la dictée du lieutenant, consigna dans son journal l’acte d’insubordination de Pierre, qui avait osé, en plein pont, interrompre les ordres de son commandant, et qui, pour ce méfait, avait été condamné à quinze jours d’arrêts forcés.

Le même fait fut consigné à bord du journal de l’état-major. On jugera de l’importance de ces deux journaux quand on saura qu’ils sont scrupuleusement conservés à bord, et envoyés au ministre à l’arrivée du bâtiment en France, pour servir de renseignements sur la conduite des officiers et de preuves historiques à l’appui de la traversée et de la mission que le bâtiment avait à remplir. – Enfin, le vendredi 15 août 1815, la Salamandre sortit de la rade de Saint-Tropez sur les onze heures du matin ; et à cinq heures du soir, on ne distinguait déjà plus les hautes terres de la Corse.

LIVRE V.

CHAPITRE XXVII.

BUENO VIAJE.

Jeune ou vieux, imprudent ou sage,

Toi qui de deux en deux errant comme un nuage,

Suis l’instinct d’un plaisir ou l’appel d’un besoin,

Voyageur, où vas-tu si loin ?

N’est-ce donc pas ici le but de ton voyage ?

Victor Hugo, Ode XIV.

Ah ! vous croyez être heureux ? – Me voici.

Mathurin, Bertram.

Glisse, vole rapide sur la mer azurée, chère et digne Salamandre ! Adieu, France, adieu ! Adieu, belle Provence, aux orangers si doux, aux couteaux si aigus, au climat si tiède et si voluptueux, aux habitants si hospitaliers ! adieu encore, adieu !

Tu vas à Smyrne, brave corvette, à Smyrne, splendide ville d’Orient, ville d’or et de soleil, ville aux kiosques verts et rouges, aux bassins de marbre remplis d’une eau limpide et parfumée, aux frais ombrages de sycomores et de palmiers, ville de harems et de paresse, ville d’opium et de café, ville complète s’il en fut !

Oh ! la vie d’Orient, la vie d’Orient ! seule existence qui ne soit pas une longue déception ! car là ne sont point de ces bonheurs en théorie, de ces félicités spéculatives ; non ! non ! c’est un bonheur vrai, positif, prouvé.

Et qu’on ne croie pas y trouver seulement une suite de plaisirs, purement matériels. C’est au contraire la vie du monde la plus spiritualisée, comme toutes les vies paresseuses et contemplatives. – Car enfin connaissez-vous un Oriental qui ne soit pas poète ? ne puise-t-il pas la poésie ou l’ivresse ? – car l’ivresse est de la poésie accidentelle – ne puise-t-il pas la poésie à trois sources : dans son Narguilek, dans sa tasse et dans son Taïm ?

La poésie du Narguilek, poésie aérienne, diaphane et indécise comme la vapeur embaumée qui s’en exhale. C’est une harmonie confuse, un rêve léger, une pensée que l’on quitte et qu’on reprend, une gracieuse figure qui apparaît quelquefois nue, quelquefois demi-voilée par la fraîche fumée du tabac levantin.

Puis la poésie du café, déjà plus forte, plus arrêtée. Les idées se nouent, s’enlacent, et développent, avec une merveilleuse lucidité, leur éclatant tissu. L’imagination déploie ses ailes de feu, et vous emporte dans les plus hautes régions de la pensée. Alors les siècles se déroulent à vos yeux, colorés et rapides, comme ces rivages qui semblent fuir quand le flot vous emporte. Alors les hautes méditations sur les hommes, sur l’âme, sur Dieu ; alors tous les systèmes, toutes les croyances : on adopte tout, on éprouve tout, on croit à tout. Pendant ce sublime instant d’hallucination, on a revêtu tour à tour chaque conviction ; on a été le Christ, Mahomet, César, que sais-je, moi ?

Enfin la poésie de l’opium, poésie toute fantastique, nerveuse, convulsive, âcre, dernier terme de cette vie poétique quelle complète. Ainsi ce que Faust a tant cherché, ce qui a damné Manfred, l’opium vous le donne. Vous évoquez les ombres, les ombres vous apparaissent. Voulez-vous assister à d’affreux mystères ? alors c’est un drame infernal, bizarre, surhumain, des êtres sans nom, des sons indéfinissables, une angoisse qui tuerait si elle était prolongée, et puis, toujours maître de votre faculté volitive qui sommeille. D’une pensée, vous changez ce hideux tableau en quelque ravissante vision d’amour, de femmes ou de gloire.

Et puis, après avoir plané dans ces hautes sphères et goûté ces sublimes jouissances intellectuelles, vous prenez terre dans votre harem. Là une foule de femmes belles, soumises, aimantes ; car, fussiez-vous laid et difforme, elles vous aiment : là des plaisirs sans nombre, variés, délicats et recherchés. C’est alors la vie matérielle qui succède à la vie intellectuelle. Alors plongé dans l’engourdissement de la pensée qui se repose, vous devenez stupide, inerte ; tous vos sens dorment, moins un, et cet un s’accroît encore de l’absence momentanée des autres : aussi êtes-vous heureux, comme un sot ; et vous savez le bonheur des sots, bone Deus !

Et ceci n’est pas une vaine théorie, une utopie faite à plaisir.

Le tabac ne trompe pas, le café ne trompe pas, l’opium ne trompe pas ; leur réaction sur notre orgasme nerveux est positive et physiologiquement prouvée et déduite. Il faut que notre organisation morale cède à leur influence : tristes ou gais, heureux ou malheureux, nos sensations intimes s’effacent devant une bouffée de tabac, dix grains de café ou un morceau d’opium.

Les femmes de votre harem ne vous trompent pas non plus. C’est un fait que leur peau fraîche et satinée, que leur chevelure noire et soyeuse, que leurs dents blanches, que leurs lèvres rouges : ce sont des faits que leurs caresses ardentes et passionnées ; car, élevées au sérail, vous êtes le seul homme qu’elles aient vu et qu’elles verront jamais.

Ainsi, si votre tabac, votre café et votre opium sont de qualité supérieure, si vous êtes assez riche pour mettre six mille piastres à une Géorgienne, trouvez-moi donc une seule déception dans cette existence toute intellectuelle, dont le bonheur entier, complet, ne repose pas sur des bases fragiles et mouvantes comme le cœur d’une femme ou d’un ami, mais sur des faits matériels que l’on achète à l’once et qu’on trouve dans tous les bazars de Smyrne et de Constantinople !

Et c’est dans ce pays par excellence que tu conduis toute cette honnête société que tu berces dans ton sein, ma digne Salamandre !

Depuis cinq jours le ciel te bénit, car il est impossible d’avoir une mer plus calme, une brise plus favorable ; de mémoire de marin, on n’avait vu un temps aussi égal.

Le bon marquis s’habituait parfaitement à sa nouvelle existence. Pierre ordonnait la route, Pierre faisait les observations astronomiques, Pierre dirigeait la manœuvre, Pierre veillait à la rigoureuse discipline du navire ; en un mot Pierre faisait tout, mais toujours de façon à mettre son commandant en relief, lui laissant l’honneur de ce qui était bien, en cela admirable ministre responsable d’un roi infaillible.

Le vieux Garnier tourmentait toujours le commissaire, jurait, blasphémait, tempêtait après ses enfants quand ils avaient le malheur de cacher une souffrance. L’enseigne Merval, n’ayant pu réussir auprès d’Alice, faisait de l’amitié avec madame de Blène. Le nouvel officier Bidaud mangeait, était de quart, et dormait.

On le sait, Paul aimait Alice, lui ; mais l’amour de Paul était profond et religieux, car le souvenir de sa mère se rattachait à toutes ses pensées et venait épurer et sanctifier cette passion : passion tellement liée à son existence qu’il y croyait comme à sa vie, que c’était sa vie, que, si, au milieu de cette joie qui l’inondait, il eût pu songer à mourir, il n’eût pas dit – mourir, – mais – ne plus être aimé d’Alice.

Enfin il s’était habitué à cet amour comme on s’habitue à exister, ne s’en étonnant pas plus qu’on ne s’étonne de vivre ; et pourtant le pauvre enfant n’avait pas encore osé risquer un aveu, parce qu’il pensait que toute sa conduite était un aveu.

Alice, elle, recherchait Paul. Alice passait des heures à écouter Paul parler de ses projets, de son père, de son enfance. Les larmes lui venaient aux yeux en voyant cette âme si noble et si pure se peindre dans ses moindres mots. Alice admirait ce caractère si naïf, si plein d’illusions qu’elle partageait, ne croyant qu’à la vertu, et attribuant toujours le vice au hasard ou à la fatalité ; et puis, si brave, si hardi ! Paul, pour la voir quelquefois à la fenêtre de sa chambre, ne se suspendait-il pas au bout d’une corde, au risque de se tuer ; et tout cela pour un coup-d’œil, un sourire, un signe de sa blanche main.

En vérité, je crois aussi qu’Alice aimait Paul ; car elle était toute heureuse d’un bonheur calme et serein.