Car ma haine, reprit-elle avec exaltation, ma haine, mais je la comprends maintenant, mais c’était de l’amour, de l’amour brûlant et comprimé ; mon âme, mon Szaffye, c’était de l’amour, entends-tu bien ? de l’amour !

– Et moi aussi, Alice, mon Alice, ma haine c’était de l’amour, c’était la rage de ne pouvoir dévorer de baisers tes yeux, ta bouche, tes cheveux, toi, toi, tout toi, Alice !

Et Alice, frémissante, enivrée, se tordait sous les caresses passionnées de Szaffye.

– Oh ! Szaffye, soupirait-elle d’une voix éteinte, tu l’as dit : ces ardentes voluptés m’auront tuée avant les flots, merci au ciel.

– Oui, Alice, merci au ciel ou à l’enfer.

– Le ciel et l’enfer, c’est toi, Szaffye, car tu m’enivres et tu ne m’aimes pas, mon amour !… – Mais que m’importe ? je t’aime, moi, je meurs avec toi : oh ! mais j’aurais voulu mourir pour toi. Veux-tu que je me perde à jamais pour toi, dis ? Veux-tu que je blasphème Dieu à ce moment terrible ? Veux-tu que pour toi je me damne pour l’éternité ? Croiras-tu que je t’aime après cela ? dit Alice les dents serrées.

– Oui, dit Szaffye en se dressant avec une effroyable expression d’ironie, oui, blasphème, blasphème !

À ce moment une nappe d’eau déferla dans la chambre par le sabord.

– Oh ! Szaffye ! s’écria Alice épouvantée. Et elle l’étreignit violemment de ses deux bras, colla sa bouche à la sienne, tomba dans un spasme nerveux et s’évanouit.

Szaffye l’emporta rapidement dans la batterie ; puis s’arrêtant :

– J’espère, malgré tout, qu’il n’y a aucun danger pour nous ; du moins le lieutenant m’avait bien assuré qu’il n’en existait plus quand je suis descendu chez elle.

Puis la regardant avec un sourire :

– Encore une qui à son réveil ne croira plus à l’amour ; – verra vrai, – que de chagrins je lui épargne ! Désabusée si jeune !… Quel avenir de coquetterie, si elle comprend sa position ! Mais où trouver madame de Blène pour lui remettre ce précieux fardeau ?

CHAPITRE XXXIX.

LE JOURNAL.

Sancta simplicitas ! Il n’est pas question de cela. Témoignez, sans en plus savoir.

Gœthe, Faust.

Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.

Pascal, Pensées.

En effet, quand Szaffye descendit chez Alice, les pompes commençaient à franchir, et on avait réussi à fermer les fenêtres de l’arrière, et l’on avait fait incliner la corvette sur le flanc opposé à la partie attaquée, afin de remédier à l’avarie. Au bout d’une heure, le calme étant rétabli à bord, la Salamandre en bonne route, Pierre donna ses dernières instructions à Merval, et descendit chez le marquis.

À sa vue, le commandant eut un cruel serrement de cœur.

– Monsieur, lui dit Pierre, pardonnez-moi, car j’ai été sur le point de commettre un crime. Mais vous l’avez voulu…

Le bon Longetour, se levant, répondit :

– Vous auriez dû respecter mes cheveux gris, lieutenant, seulement mes cheveux gris : car je sens bien que, comme commandant, je ne mérite que votre mépris ; que vous faites tout ce que vous pouvez pour excuser mes bévues aux yeux de l’équipage. Je sais que, grâce à vous, je passe même pour entendre quelque chose à mon affaire, qu’au moment même où ma lâcheté vous révoltait, vous vous êtes sacrifié pour moi : je sais tout cela, mon ami : aussi je dois excuser un moment de vivacité… Donnez-moi donc votre main ;… allons, et n’en parlons plus.

– En vérité, monsieur, dit Pierre en lui serrant la main, je n’ai pas le courage de vous en vouloir ; et, pourtant, savez-vous ce dont vous serez cause ?

– Non, mon ami ; du tout, du tout.

– Grâce à vous, monsieur, mon enfant, mon pauvre Paul sera bientôt orphelin.

– Grand Dieu ! Expliquez-vous.

– Voulez-vous lire ceci ? dit Pierre en présentant au marquis un livret de marin.

Le commandant prit et commença.

« Tout officier qui, dans un combat ou dans un naufrage, refusera d’exécuter un ordre du commandant,

» Tout officier qui portera l’épée ou la main sur son supérieur pendant le service sera… »

Le commandant ne put achever, pâlit, et fut obligé de s’appuyer sur le dos de son siège. Pierre reprit le livret et continua sans émotion :

« Cet officier sera puni de mort. » Et il posa le livret sur la table.

Le commandant tomba anéanti dans son fauteuil ; Pierre croisa ses bras et lui dit :

– Vous voyez, monsieur : la loi est formelle à cet égard. Or j’ai porté mon poignard sur vous ; tranchons le mot, j’ai voulu vous assassiner, vous, commandant du navire, en plein pont, à la vue de tout l’équipage, dans un de ces moments où il faut que la discipline la plus sévère, la plus absolue règne à bord. Je vous le répète, la loi est formelle : Peine de mort !

– Mais c’est impossible ; mais, excepté La Joie, personne ne vous a peut-être vu… Mais, d’ailleurs, je ne porterai pas plainte. Ainsi…

– Tout s’est passé devant nos matelots ; et vous ne porteriez pas plainte, que le bruit public m’accuserait, que moi-même, monsieur, je me constituerais prisonnier.

– Et moi, monsieur, je dirais hautement au conseil : Tout ceci est arrivé parce que je me suis conduit comme un lâche, parce que j’ai voulu abandonner mon bord, et mon lieutenant s’y est opposé ; c’est donc moi qui mérite la mort. Car, enfin, je n’ai pas l’habitude du feu ni de l’eau, c’est vrai ! s’écria le digne marquis en se levant ; j’ai peur d’un naufrage ou d’un boulet, c’est encore vrai ; mais il ne sera pas dit que je serai assez misérable pour laisser fusiller un brave militaire, un père de famille, un loyal marin comme vous, Pierre.

Et, pour péroraison, l’excellent homme se jeta tout en larmes dans les bras du lieutenant, qui, tout ému, lui répondit :

– Remettez-vous, commandant. Vous êtes bon, sensible ; vous avez des qualités que je respecte ; dans toutes les positions du monde, excepté dans celle de capitaine de frégate, vous seriez très bien, très honorablement placé. Enfin c’est un malheur, la faute est faite : il n’y a aucun remède. Mais je vous jure, sur Dieu et l’honneur, que je n’aurai pas dans le cœur le moindre sentiment de haine contre vous à mon dernier moment.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! disait le bon commandant en pleurant à chaudes larmes ; malheur, malheur à moi ! – Encore une fois, Pierre, reprit le marquis en essuyant ses pleurs, ce ne sera pas, ça ne peut pas être.

Pour toute réponse, Pierre prit le journal du commandant, et écrivit ce qui suit :

 

– Aujourd’hui, le nommé Huet (Pierre), âgé de quarante-deux ans, né à Quimperlé, chevalier de la Légion-d’Honneur, lieutenant de vaisseau, embarqué comme mon second à bord de la corvette de Sa Majesté la Salamandre, s’étant oublié jusqu’à porter un coup de poignard à moi, capitaine des vaisseaux du roi, commandant ladite corvette, dans l’exercice de mes fonctions, revêtu de mon uniforme ; ce crime ayant été commis parce que je me refusais à donner l’ordre de faire sauver son fils, aspirant à bord : j’ai convoqué, pour demain, un conseil de guerre extraordinaire, afin de connaître de ce délit, et prendre des mesures convenables ; le prévenu étant en état de récidive, et ayant déjà gravement manqué à la subordination, en interrompant mon commandement en plein pont. Et j’ai ordonné provisoirement que ledit Pierre Huet cessât ses fonctions, et fut retenu prisonnier dans sa chambre jusqu’à nouvelles informations.

Fait à bord, le, etc.

Signé : le capitaine de frégate, commandant la corvette de Sa Majesté la Salamandre.

 

Puis Pierre se leva, et dit au commandant :

– Voulez-vous signer ceci ? Je l’ai rédigé moi-même, parce que vous n’auriez pas su la forme de cette déclaration.

– Jamais ! jamais ! s’écria le marquis après avoir lu.

– Votre résistance est inutile ; car, à l’heure qu’il est, dit Pierre, d’après mon ordre, le lieutenant Bidaud consigne la même chose sur le journal de l’état-major, qui fait foi comme le vôtre.

– Alors, dit le marquis, je vais écrire au bas… toute la vérité…

– Monsieur, s’écria Pierre, devenant rouge de colère, oserez-vous donc consigner l’acte de lâcheté la plus inouïe sur un des journaux de la marine française ? Savez-vous que ces journaux-là seront peut-être un jour de l’histoire, monsieur !

– Vous y consignez bien un mensonge !

– Ce mensonge ne me déshonore pas. On pourra bien lire sur le journal de la Salamandre : – Pierre Huet, entraîné par son amour pour son enfant, s’est oublié jusqu’à frapper son commandant ; il a été puni, et est mort en brave. – Mais on n’y lira pas : – Un commandant de la marine française est le seul, est le premier qui ait crié sauve qui peut à son bord.

Non, non, dût la foudre m’écraser à l’instant, vous n’ajouterez pas un mot, et vous signerez ceci sans tarder. Car, enfin, pensez-vous, monsieur, que depuis une heure vous parlez supplice avec un condamné à mort ? Et, dit Pierre, en se calmant, j’aime mieux un autre sujet de conversation.

Le commandant signa ; il sanglotait.

– Bien, dit Pierre. Maintenant j’ai une grâce à vous demander ; c’est que mon fils ignore ce qui s’est passé ; son âge l’empêche de faire partie du conseil, et je connais l’équipage, mes bons flambarts, le pauvre enfant ne saura rien avant notre arrivée à Smyrne, où se trouve la division qui fournira le conseil supérieur destiné à me juger en dernier ressort. Encore un mot, commandant : depuis cinq ans je soutiens un vieux matelot invalide, brave et honnête homme, qui n’a que moi au monde pour s’intéresser à lui. Il se nomme Gratien, et demeure à Brest. Promettez-moi de me remplacer auprès de lui, car, sans cela, il mourrait de faim. Allons ! c’est dit ? adieu, commandant. Je me rends dans ma chambre ; je dirai à Paul que vous m’avez ordonné les arrêts pour une faute de service. M. Bidaud fera la route et le point ; il en est, je crois, capable.

Pierre sortit, et le marquis resta plongé dans de douloureuses réflexions.

CHAPITRE XL.

PRESSENTIMENT.

Hélas ! vous m’avez aujourd’hui sauvé la vie ; vous avez détourné de moi le poignard de l’assassin, pourquoi avez-vous arrêté le coup ? Toute incertitude serait finie, et, pure de tout reproche, je reposerais tranquillement dans le tombeau.

Schiller, Marie Stuart.

Hélas ! ces larmes ! si tu savais que de flots il en sera versé !

Byron, Caïn.

Enfin, nous voici encore une fois en route, chère et digne Salamandre. Tu as été, il est vrai, un peu retardée par le vouloir de Misère.

Pauvre Misère, dors en paix dans ta sépulture transparente. Ton idée était bonne, mais, enfant, tu t’es trop hâté d’en annoncer l’exécution. Deux minutes de silence, et tes projets réussissaient au gré de tes jeunes désirs. Pourquoi te jeter à la mer, ne pas attendre, ne pas rester à la cime du grand mât ?

Peu à peu, tu aurais vu s’abîmer la corvette, et cette foule qui t’avait battu si souvent ! cette foule que, toi faible enfant, tu dominais de la hauteur immense du grand mât et de ta vengeance ! Jeunesse, amour, beauté, gloire et génie, tout s’engloutissait sous tes pieds, et toi qu’on méprisait, toi mousse, toi géant, tu contemplais d’en haut cette longue et douloureuse agonie.

Et puis le mât, à son tour s’abaissant, disparaissait peu à peu.