Longetour !… connais-tu ça, toi docteur, Longetour ?
– Pas plus que le poisson dont voici la queue. Et vous, Merval ! demanda le docteur à l’enseigne.
– Je ne le connais pas non plus.
– Ce serait pourtant dommage de gaspiller un tel équipage ; il y a tant à faire avec ces gens-là, quand on sait les conduire. Mais je suis tranquille : on connaît la Salamandre, et on ne nous enverra qu’un loup de mer.
– Mais à propos, reprit le docteur en s’appuyant sur la table et traçant des losanges sur le fond de son assiette avec son couteau, et vous, Merval, où avez-vous servi ? Sortez-vous des écoles de Toulon ou de Brest ?
– Monsieur, dit l’enseigne, ma famille n’a jamais quitté ses souverains légitimes, et j’ai suivi ma famille.
– Ah ! j’entends, vous avez servi aux Anglais. Jeune homme, ce n’est pas beau, dit le docteur en secouant la tête.
– Monsieur ! monsieur ! dit l’enseigne en pâlissant.
– Je dis que ce n’est pas beau, reprit le docteur en continuant ses losanges.
Cet incident réveilla Pierre qui semblait absorbé.
– Allons, messieurs !
– Monsieur m’insulte, dit le bouillant jeune homme.
– Merval ! Merval ! dit le lieutenant.
– Je vous dis que ce n’est pas beau de servir les Anglais. Voilà tout.
– Vous me rendrez raison, et tout à l’heure, s’écria l’enseigne en se levant de table.
– Oh ! oh ! oh ! dit le docteur sans abandonner ses losanges, oh ! voilà tantôt vingt-cinq ans que le vieux Garnier navigue, et ce n’est pas un enfant qui lui fera peur. Jeune homme, depuis Trafalgar j’ai vu bien des combats, j’ai été blessé cinq fois, ce qui m’a valu ce bout de ruban rouge. Mon ami Pierre, que voilà, vous dira si je crains de panser un de mes matelots sous le feu. Mais je ne me bats pas pour des misères. Et puis, voyez-vous ? je dois compte de ma vie à ces pauvres marins que je soigne depuis onze ans ; ce sont mes enfants à moi, ils ont confiance en moi, ils trouvent toujours le vieux Garnier quand ils souffrent. Je ne m’appartiens plus ; demandez-leur plutôt. Tenez, je ne vous en veux pas, touchez là. Seulement vous avez servi les Anglais ; à mon avis, vous avez eu tort, ce n’est pas beau, et voilà tout.
– Merval, dit le lieutenant, je vous en prie, je vous ordonne de m’écouter.
À force de raisons, bonnes ou mauvaises, on calma l’enseigne, qui, plein de bonnes qualités, était loyal, brave et peu rancunier ; le premier il tendit la main au docteur.
– Je vous ai dit ce que je pensais, répondit celui-ci en lui serrant cordialement la main ; maintenant nous naviguerions cent ans ensemble, voyez-vous ? que je n’en ouvrirais pas la bouche ; mais il fallait que ça fût dit.
Un pilotin descendit, et s’adressant au lieutenant :
– Lieutenant, voilà le canot-major qui accoste. M. Paul est à bord.
– Enfin ! dit le lieutenant. Dites à M. Paul de se rendre dans ma chambre, et faites désarmer le canot.
Et Pierre Huet donnant l’exemple, on se leva de table.
– Vous n’oublierez pas la paie de nos hommes, dit-il au commissaire.
– À midi je commencerai, lieutenant ; vous pouvez en donner l’avis.
– Cela suffit, dit Pierre Huet, et il monta dans la batterie ; car, en l’absence du commandant qu’on attendait, il occupait l’appartement de cet officier supérieur.
– Je vous trouve enfin, monsieur, c’est fort heureux ! dit-il en ouvrant la porte de la galerie où l’aspirant attendait.
CHAPITRE VI.
L’ASPIRANT.
Que tu sais bien dorer ton magique lointain !
Qu’il est beau l’horizon de ton riant matin,
Quand le premier amour et la fraîche espérance
Nous entr’ouvre l’espace où notre âme s’élance,
N’emportant avec soi qu’innocence et beauté,
Et que d’un seul objet notre cœur enchanté.
Dit comme Roméo : – Non ! ce n’est pas l’aurore !
Aimons toujours l’oiseau ne chante pas encore.
Tout le bonheur d’un homme est dans ce seul instant.
Le sentier de nos jours n’est vert qu’en le montant.
Alphonse de Lamartine, Novissima Verba.
Ainsi, à la vue des souffrances de la mort, s’épure, comme dans un feu, l’âme chrétienne ; ainsi elle se dépouille de ce qu’il y a de terrestre et de trop sensible, même dans les affections les plus innocentes.
Bossuet, Oraisons funèbres.
Mais un mot sur lui, sur cet enfant ! Car à peine avait-il seize ans… et toutes les illusions de cet âge. Illusions si bonnes, si naïves, si fraîches, si poétiques ! – Il avait un de ces cœurs vierges et candides si pleins de nobles croyances qu’au récit d’une belle action ou d’une courageuse infortune il pleurait…, il pleurait de joie ou de pitié.
C’est que là existait une sève puissante de jeunesse et de conviction, c’est que cette âme tendre et pure encore croyait à tout, admirait tout.
Pour cette âme la vie était un prisme éblouissant, coloré de ses vagues désirs d’amour, de fortune et de gloire ; tout était soleil et printemps, confiance et vertu.
Et puis, pour cet enfant, l’objet idéal du culte le plus profond, le plus idolâtre après son père, c’était une femme.
Oh ! pour lui une femme c’était une croyance, son but, son avenir, l’éternel bonheur que Dieu réservait sans doute à sa chaste jeunesse.
Éternel ! oui. Car dans sa pensée, il ne la quitterait pas cette femme adorée, ni dans ce monde, ni dans l’autre. Pauvre enfant ! vivre de sa vie, mourir de sa mort ! – Et puis après, pour vos deux âmes d’anges, – le ciel… – C’était là ton rêve !
Noble rêve, sainte et naïve espérance de ce jeune cœur ! C’est que le souvenir de sa tendre mère avait épuré son amour… C’est que ce religieux souvenir se mêlait à toutes ses pensées, dès qu’il songeait à cette femme qu’il aimerait un jour ; c’est qu’il regardait comme un devoir sacré de lui rendre à elle tout ce profond et touchant amour que sa bonne mère avait autrefois eu pour lui.
Car elle n’était plus, sa mère, non. Pierre la perdit alors que son fils n’avait que huit ans encore, et le prit avec lui à bord de la Salamandre.
Aussi ce pauvre petit fut-il privé bien jeune des soins maternels d’une femme qui reversait sur lui tout l’amour qu’elle ne pouvait prodiguer à son mari absent. – Et vous le savez : dès qu’une mère craint pour la vie de son époux, elle est deux fois plus tendre pour son enfant !
Or, depuis ce fatal événement, Paul ne quitta pas son père. Élevé à bord, à l’école de cette vie dure et sauvage, la sublimité et les harmonies de cette nature toujours primitive se reflétèrent dans cette jeune âme si ardente et si vive, et y firent germer les plus nobles sentiments.
Tout enfant, son père se plaisait à lui faire admirer les tableaux variés et grandioses qui se déroulaient sans cesse à sa vue. Tantôt bercé dans les hunes au bruit de la tempête, Paul souriait à sa voix mugissante.
Tantôt le vieux maître La Joie, le prenant sur son dos, le portait à la cime du mât le plus élevé, et là, façonnant ses petites mains au rude toucher des manœuvres, il lui apprenait, en jouant, la pratique de cette pénible profession : et c’était plaisir de voir souvent Paul, dans sa folle joie, se lançant au bout d’un cordage, se suspendre au dessus de l’abîme et s’y balancer insouciant !
De tels jeux, une telle existence développent fortement le physique et le moral –, le cœur se trempe à ces dangers continus : aussi Pierre retira-t-il Paul des mains de ses berceuses, comme il disait, quand il eut atteint sa dixième année, et se chargea de son éducation.
L’exemple se joignant à la théorie, le jeune homme fit de rapides progrès, fut nommé aspirant, et reçut sa première blessure dans un des glorieux combats de la Salamandre.
Son père le vit tomber, saignant, brisé, détourna les yeux, et continua froidement le commandement qu’il avait commencé.
Mais après le combat, quand il eut déposé avec le porte-voix le caractère dur et impassible du marin, cet homme de fer, inébranlable au milieu du feu, pleura, sanglota comme une jeune mère auprès du berceau de son fils. – Des nuits entières, il les passa près de lui, le veillant seul, le soignant seul, épiant ses moindres désirs, empressé, attentif, soumis aux plus poignants caprices de sa souffrance, dévorant ses larmes quand, dans son délire, Paul, ne le reconnaissant pas, l’appelait à grands cris.
Oh ! qu’il y avait alors de douleur, de profonde et atroce douleur dans la voix de ce pauvre père, disant tout bas :
– Mais je suis là, mon enfant, mon Paul… Mon Dieu, mon Dieu, je suis là !… C’est moi… c’est ma main… C’est la main de ton père que tu serres dans tes mains brûlantes et sèches… Paul, mon Paul, mon enfant !… Il ne me connaît plus… Oh ! je suis bien malheureux !
Paul, hélas ! ne l’entendait pas, et disait toujours :
– Mon père !
Instinctive et sublime invocation, dernier cri d’espérance et d’amour, admirable illusion, qui, colorant les ténèbres d’une cruelle agonie, faisait croire à cet enfant qu’un père pouvait, comme Dieu, prolonger nos jours.
Mais la mort n’atteignit pas cette âme si belle. Paul se rétablit, et son père devint presque fou de joie. Dans sa longue convalescence, il ne le quitta pas d’un moment. Pour l’amuser, il lui contait ses merveilleux et lointains voyages, ses hardis combats. Puis, quand un sommeil réparateur fermait les paupières de Paul, il se taisait, et respirant à peine, penché sur son hamac, il le contemplait avec amour, avec idolâtrie, et ne retenait pas de grosses larmes de joie ; car c’était alors de joie qu’il pleurait, le pauvre père, en entendant son enfant l’appeler au milieu d’un rêve riant et paisible !
Paul, en état de faire une nouvelle campagne sur la Salamandre, sortit du port pour combattre cette frégate que vous savez. Ce fut le dernier combat de la corvette avant 1814.
Combat terrible et sanglant dans lequel Pierre reçut à son tour une dangereuse blessure.
Et c’était chose touchante que de voir le fils rendre à son père ses soins assidus, avec cet égoïsme de dévouement, cette jalousie d’affection innée chez les belles âmes.
Pierre se rétablit, et ce fut une fête pour l’équipage.
Car Pierre Huet était autant aimé que redouté, et méritait en effet d’inspirer ces deux sentiments si opposés, par sa sévérité dans le service, et l’attachement qu’il avait voué à ses marins ; or, depuis longtemps ils l’avaient deviné : les matelots ont à cet égard un instinct qui ne les trompe jamais.
Si pourtant la jalousie avait pu avoir place dans une aussi belle âme, Pierre eût peut-être été jaloux de l’influence que son fils exerçait sur l’équipage.
C’est une contradiction bizarre dans le caractère et la nature de l’homme, que de voir les êtres les plus forts, les plus terribles, préférer obéir à des êtres faibles et inoffensifs. Est-ce conscience de cette espèce de supériorité qui consiste à remettre son sort, sa volonté, entre des mains débiles que l’on briserait si facilement ? Peut-être aussi l’homme fort qui se soumet au faible croit-il prouver par là qu’une telle soumission est toute volontaire.
Toujours est-il que l’influence de Paul semblait magique à bord ; il exerçait une espèce de merveilleux empire, lui chétif enfant, sur ces hommes de fer qui avaient vu vingt batailles et ne savaient plus ce que c’était que le danger.
Et puis ces hommes, superstitieux comme tous les hommes naïfs et énergiques, croyaient à je ne sais quelle prédiction d’un vieux calier qui liait l’existence, le destin de la Salamandre à l’existence, au destin de l’aspirant.
Aussi jamais ce navire ne paraissait plus propre, mieux tenu, que lorsque Paul était de service. Enfin on eût dit l’ange gardien de la Salamandre.
C’est qu’aussi il était bon, courageux, intrépide, généreux ; et chez lui les dehors répondaient à la beauté de son âme.
D’une taille moyenne, mais élancée, souple et gracieuse, son allure participait de son caractère et de son état, hardie, libre et franche ; ses grands cheveux châtains ombrageaient un front saillant blanc et poli comme celui d’une jeune fille ; ses yeux noirs étaient bien fendus, vifs, perçants, spirituels ; son nez aquilin, sa bouche légèrement arquée et un menton à fossette un peu saillant lui donnaient une expression de hauteur et de fierté qui lui allaient à ravir ; joignez à cela un teint rose et frais qui devenait pourpre à la première émotion, une moustache soyeuse et naissante qui ombrageait sa lèvre rouge…
Et vous aurez une ravissante figure d’enfant qui aurait fait tourner toutes les têtes des filles de Saint-Tropez, surtout quand son joli uniforme bleu à aiguillettes d’or serrait bien sa fine taille dessinée par le ceinturon de son poignard courbe, et qu’il portait noblement son chapeau bordé.
Mais Pierre Huet ne laissait pas le jeune homme descendre à terre ; non qu’il voulût en faire un moine, mais il savait que les marins de la Salamandre étaient haïs pour leur opinion prononcée ; il savait que les Provençaux, exaltés dans la leur, les voyaient avec peine, et en bon et tendre père il craignait pour son fils.
Or, le fils ne partageait pas ses craintes ; et comme, d’après les ordres du lieutenant, aucune embarcation ne pouvait quitter le bord, la veille Paul s’était laissé glisser le long de l’échelle du couronnement, et avait franchi à la nage la petite distance qui séparait le navire de la côte du golfe.
CHAPITRE VII.
LE PÈRE ET LE LIEUTENANT.
Un père est le seul Dieu sans athée ici-bas.
Ernest Legouvé, Morts bizarres.
Nous ayons laissé Pierre et son fils dans la galerie de la corvette.
– Saurai-je, monsieur, dit Pierre en s’asseyant assez loin du jeune homme, saurai-je pourquoi vous avez quitté le bord sans permission ?
Ce reproche était fait par l’officier. Le père ajouta mentalement :
– Et au risque de te noyer, malheureux enfant !
– Père, vois-tu, je vais te dire… Et en prononçant ces mots, Paul s’approcha timidement de son père, appuya une de ses mains sur le fauteuil, et de l’autre prit celle de Pierre.
Le bon lieutenant sentit son courage faiblir à ce mot père prononcé d’une voix douce et soumise.
Aussi, reprit-il sévèrement, en reculant son fauteuil avec vivacité pour échapper aux caresses de son fils :
– Il s’agit de service, monsieur ; appelez-moi lieutenant, et éloignez-vous.
– Au moins, comme ça, je ne faiblirai pas, pensa-t-il.
L’enfant fit une petite moue pleine de malice et de grâce, rougit, et changea de ton.
1 comment