Sa voix, de tremblante et faible, devint nette et brève. Il releva fièrement la tête et répondit avec assurance :

– Lieutenant, je me suis absenté du bord parce que je m’ennuyais. J’ai eu tort ; qu’on me punisse !

– Je veux savoir, monsieur, ce que vous avez été faire à terre.

– Lieutenant, permettez-moi de vous le cacher ; j’ai manqué au service, punissez-moi.

– Monsieur… dit Pierre avec fermeté.

– Lieutenant, ma vie militaire vous regarde ; ma vie privée ne regarde que mon père.

– Eh bien, mon fils, j’exige…

– Alors c’est différent, père, tu vas tout savoir.

Alors aussi ce fut la voix douce et soumise qui parla.

– Allons ! se dit Pierre, il faut lui céder. Après tout, en faisant le supérieur, je n’aurais rien appris, car il a un caractère du diable. Au moins, comme ça, je saurai tout. Mais je ne veux pas le regarder, car j’aurais plus envie de l’embrasser que de le gronder. Il ressemble tant à sa mère !

– Voyons, Paul, parlez.

L’enfant s’approcha de son père ; et, pour cette fois, il put appuyer ses deux bras sur le dossier du fauteuil ; puis il baissa la tête au niveau de celle de Pierre, l’embrassa, et dit à voix basse avec un profond soupir :

– Vois-tu, père ? je crois que je suis amoureux.

– En voilà bien d’un autre !

– Tu sais bien, père, qu’il y a huit jours j’ai été avec la chaloupe chercher des barriques au débarcadère. Pendant que les hommes arrimaient les tonnes dans la chaloupe, je me suis promené sur la côte ; et là-bas... tiens, tu peux le voir d’ici : c’est ce petit pavillon au milieu des orangers.

– Allons ! bien ; je le vois. Après.

– Eh bien ! père, j’ai vu là… oh ! une jolie femme qui regardait... Ma foi ! je ne sais pas ce qu’elle regardait.

– Eh bien !…

– Eh bien ! père, caché derrière un rocher pour qu’elle ne me vit pas, je suis resté plus d’une heure à la contempler. Et mon cœur battait, et ma vue se troublait ; et, en revenant, oh ! en revenant, il me semblait que je t’aimais deux fois plus, bon père !

– C’est donc pour cela, monsieur, que la chaloupe a autant tardé ? dit Pierre d’un ton qui cachait mal son émotion.

– Lieutenant, reprit l’autre avec sa diable de voix brève, je vous ai donné des raisons que vous avez acceptées.

Il abusait de l’amour de son père, le maudit enfant.

– Paul !

– Allons ! reprit-il, père ne te fâche pas ; tu vas tout savoir. Hier soir, je me suis affalé par l’échelle de poupe, j’ai mis mes habits dans un petit coffre que j’ai poussé devant moi, et j’ai été à terre à la nage.

– Quelle imprudence ! tu sais bien, malheureux, que ta blessure t’engourdit souvent la jambe au point de ne pouvoir nager.

– Bah ! père, est-ce que j’avais le temps de penser à cela ? et puis j’espérais la voir.

– Enfin, l’avez-vous vue ? dit Pierre sans trop songer à ce qu’il y avait de peu grave dans sa demande.

– Non, père.

– Et que diable ! avez-vous fait pendant toute la nuit ?

– Je me suis promené, père, promené autour de son jardin, devant ses fenêtres ; et je serais encore à les regarder si ce vieux scélérat de maître La Joie ne m’avait pas surpris, et si je n’avais pas craint de trop t’inquiéter, père, dit l’enfant avec une admirable expression d’amour et de tendresse.

– Et voilà tout, Paul ; toute la vérité ?

– Je ne mens jamais, père.

– À la bonne heure. Mais tout cela est fort mal. Tu sais, mon enfant, que les Provençaux n’aiment pas la Salamandre ; il se passe d’étranges choses dans le midi ; ces paysans sont méchants, et je crains pour toi comme pour nos matelots. Promets-moi donc de ne plus descendre à terre.

– Non, père, parce que j’y descendrais quand je devrais y aller sur des charbons ardents, mais sans manquer à mon service.

– Maudit entêté !… Mais au moins allez-y armé !

– Oui, père ; cela, je te le promets.

– Je suis d’une faiblesse inouïe pour vous, Paul ; et un jour vous me le reprocherez. Ah ça, comme tu as manqué ouvertement à la discipline, mon cher enfant, tu garderas les arrêts vingt-quatre heures… mais j’irai te tenir compagnie.

– Bon père, cher père ! dit l’enfant en l’embrassant.

– À la bonne heure, dit le bon lieutenant. Mais si tu savais ce que j’ai souffert d’inquiétude ! je n’ai pas dormi de la nuit. Pauvre ami, je n’ai plus que toi au monde ; songes-y donc.

Et il renfonça une grosse larme qui allait couler, car il entendit frapper à sa porte.

– Entrez ! dit Pierre en se retournant vers les fenêtres de la galerie pour qu’on ne vît pas ses yeux humides. – Qu’est-ce ?

– Lieutenant, dit un pilotin, le commissaire demande s’il peut commencer la paie.

– Sans doute. Faites avertir l’équipage.

CHAPITRE VIII.

LA PAIE.

Ils n’ont que de faibles appointements ; mais ce qu’on appelle le tour du bâton est si considérable que rien n’y est plus commun que les fortunes rapides.

Diderot, Voyages.

Il est bien juste, messieurs, que les contribuables, que cette précieuse et respectable base de l’édifice social ; que les contribuables, dis-je, connaissent dans ses plus petits détails l’emploi des deniers publics. C’est au flambeau de notre conscience, messieurs, que vous avez examiné, pesé, discuté, analysé chaque dépense et chaque recette ; et je suis heureux et fier à la fois, messieurs, de pouvoir proclamer à cette tribune que sous notre administration de grandes économies ont été faites. D’immenses améliorations sont proposées ; et pour atteindre ce but, c’est sans crainte, c’est appuyé sur l’intérêt des imposés eux-mêmes, que je viens présenter à la chambre un projet tendant à ajouter quelques centimes additionnels à l’impôt.

Discours tout fait pour un commissaire royal chargé de soutenir la discussion du budget.

D’après les ordres du lieutenant, le commissaire avait fait la paie, et le silence rigoureux qui régnait ordinairement à bord de la Salamandre était interrompu par un tintement métallique partant de tous les coins du navire.

– Enfin, dit le commissaire, qui, pour remplir ses fonctions, avait revêtu son habit bleu brodé d’argent à retroussis écarlates ; enfin, répéta-t-il en ramassant des registres et des papiers épars sur la table du carré de la corvette, voilà donc ce maudit arriéré payé ! trois ans de solde… – Et il était temps, car avec de pareils enragés…

À ce moment une espèce de grognement sourd et inarticulé qui partait de la porte interrompit le monologue du commissaire.

– Allons…, encore…, dit-il. Voyons, qu’est-ce ? que me veut-on ?

Le grognement devint plus prononcé, et on put entendre ce mot :

– Mon commissaire… C’est moi…, mon commissaire.

– Qui, toi ? qui es-tu ? que veux-tu ?

Et le commissaire se leva vivement de sa chaise, fut à la porte, prit l’importun par un revers de sa veste ; et, l’amenant sous le jour du grand panneau, il put, à la faveur de cette lumière éblouissante, le contempler à son aise.

C’était, sur ma parole, une tête digne de Rembrandt !

Figurez-vous un homme de taille moyenne, mais fortement constitué, un visage presque violet, tant il était pourpre, entouré de larges favoris noirs et touffus qui se rejoignaient à des cheveux blancs, ras, courts et raides comme une brosse.

Une énorme cicatrice, qui commençait au front, traversait le sourcil, l’œil (il était borgne) et la joue gauche, allait se perdre dans sa barbe ; mais tellement creuse, la cicatrice, qu’on y aurait logé le petit doigt.

Quoiqu’on fût au mois de juin et qu’il fît une chaleur étouffante, cet homme portait deux chemises : d’abord une de laine rouge, puis une autre blanche, dont le collet précieusement brodé se rabattait sur la première.

Enfin une veste de drap bien fort longue, bordée au collet et aux manches d’un galon d’or, et un pantalon de grossière étoffe complétaient son habillement.

Quand le commissaire l’attira sous la lumière du panneau, il se laissa faire, n’avançant qu’à pas lents, et fixant d’un air honteux son œil unique sur l’administrateur.

– Ah ! c’est toi, maître Bouquin… Eh bien ! que veux-tu ? Allons, réponds donc !

– Mon commissaire, dit l’autre en roulant en spirale, en cône, en rhombe, le bonnet de laine à carreaux bleus qu’il tenait dans sa main, mon commissaire…, c’est que… c’est que je crois qu’on me carotte…

– Hein ?…

– Oui, mon commissaire…, qu’on me flibuste, et que je n’ai pas mon compte.

– Comment…

– Trois ans, mon commissaire… Trois ans d’arriéré, à 700 francs…, c’est 2,100 francs…, et je n’en ai mordu que 1,719, cinq sols et deux liards.

Et il montrait une immense sacoche qu’il tenait sous son bras.

– Ah ! c’est-à-dire que tu demandes des comptes ?

– Non, mon commissaire… Faites excuse : je demande mon compte.

– Rien de plus juste, mon garçon, rien de plus juste. Jour de Dieu ! si l’on pouvait me croire capable de refuser les moindres éclaircissements ! Ah ! bien oui… Non, non, vous gagnez trop bien votre argent, mes braves, mes dignes amis, vous le gagnez trop honorablement, pour qu’on ne vous démontre pas, à un sou, qu’est-ce que je dis à un sou, à un liard, à un denier près, qu’on ne vous fait tort de rien… Entends-tu bien cela, maître Bouquin ? Et il répéta en accentuant fortement : – Qu’on ne vous fait tort de rien.

– Connu… connu…, mon commissaire.

– Comment, connu ?

– Je dis connu, mon commissaire, parce que l’autre d’avant vous disait tout d’même. – Mais c’est juste. C’est dans votre manœuvre à vous, comme c’est dans la nôtre de dire : – Range à larguer les huniers. Allez, allez, mon commissaire ; j’écoute…

– Eh bien, donc ! les sept cents francs par an font tant par mois, tant par semaine, tant par jour ; mais il y a, vois-tu, maître Bouquin, des années bissextiles et des mois de vingt-huit jours ; ensuite la valeur des monnaies courantes se trouvant souvent altérée, et les gourdes d’Espagne qu’on vous a données en paiement ayant une valeur de quarante-sept centimes de plus que les pièces cent sous, font que… Tu suis bien ?

– Oui, commissaire, dit l’autre qui se mordait les lèvres jusqu’au sang, en prêtant la plus vigoureuse attention à ce discours administratif.

– Font que…, reprit le commissaire avec une nouvelle volubilité, font que la valeur des pièces cent sous doit décroître d’autant sur le capital et sur le total des sommes que le trésor vous paie scrupuleusement…, entends-tu, maître Bouquin ? scrupuleusement… pour l’amortissement intégral de la solde arriérée… Tu suis bien ?… J’espère que c’est assez clair.

– La solde arriérée… Oui, commissaire, je commence à y être. Et le malheureux se pressait le front, comme pour faire entrer dans son cerveau rebelle l’explication claire et lucide de l’administrateur.

– Or, reprit celui-ci, tes 700 francs étant déjà soumis aux fluctuations inévitables opérées par le change sur la valeur des gourdes d’Espagne, et les écus de six livres étant aussi, de leur côté, soumis à une défalcation notable et diminutive, font que la valeur des gourdes leur étant opposée, seulement quant aux années bissextiles et aux mois de vingt-huit jours, il résulte nécessairement… Tu comprends bien ? mais ne te gêne pas : si cela ne te paraît pas assez clair, maître Bouquin, dis-le. Comprends-tu bien ?

– Oui, commissaire.