Et il ouvrait, il écarquillait son œil à faire trembler.
– Je reprends. Des années bissextiles et des mois de vingt-huit jours, il résulte nécessairement, il est patent, il est avéré, il est notoire, qu’en défalquant d’un côté la diminution opérée sur les gourdes, la diminution de paie voulue par la proportion des années bissextiles et des mois de vingt-huit jours, et qu’en balançant d’un autre côté, mais en balançant à votre avantage, – entends-tu bien toujours ? – à votre avantage, l’augmentation des écus de six francs, les écus de six francs l’emportent de beaucoup, mais l’emportent énormément, sur les pièces cent sous, l’emportent au moins de 475 francs. Ainsi tu vois qu’en ajoutant ces 475 francs à tes 1,785, cela te fait 2,260 ; et, à ton dire, remarque bien ceci, on ne t’en doit que 2,100. Est-ce vrai ?… enfin, réponds ; est-ce vrai ?
– Ça, c’est vrai, mon commissaire, on ne m’en doit que 2,100, reprit Bouquin en essuyant la sueur qui ruisselait sur son visage.
– Eh bien ! tu vois donc bien que c’est au contraire toi qui redevrais 160 francs, puisqu’on ne t’en doit que 2,100 : car ce n’est pas moi, c’est toi qui l’a dit, et qu’on t’en donne 2,260. Ainsi, tu vois donc, mon garçon, que je pourrais te redemander 160 francs, que je le devrais peut-être pour t’apprendre à te méfier de tes supérieurs et du gouvernement qui vous donne toujours plus qu’il ne doit et se trompe toujours dans votre intérêt, comme tu vois ; mais, pour cette fois, je serai bon enfant. Que cela te serve de leçon, garde tes 160 francs de surplus, entends-tu, maître Bouquin ? garde-les, et que ce soit pour toi un nouveau motif de bénir l’ordre de choses que le ciel nous a rendu… Allons, va, maître Bouquin ; et dis bien à tes camarades que s’ils ont quelques explications à me demander, je suis tout prêt à les leur donner aussi claires et aussi lucides que celle-ci. Oh ! mon Dieu ! pas de préférence ; ce que l’on fait pour l’un, on doit le faire pour l’autre.
Et ce disant, le commissaire prit en chantonnant ses registres sous son bras, entra dans sa chambre et ferma sa porte, laissant maître Bouquin, tout en nage, stupéfait, confondu, ébahi, et, ce qui est plus fort, convaincu de la générosité et du désintéressement du gouvernement à son égard.
– Sacredieu ! dit-il en s’essuyant le front, j’aimerais mieux prendre trois ris dans une grande voile, au fort d’un ouragan, que d’être obligé de me mettre à recomprendre le commissaire. Ah ! voilà une langue ! quelle platine ! Avec tout ça, il paraît tout de même que c’est moi qui redevrais, et que j’y gagne 160 francs. Qu’est-ce donc que ce vieux caïman de La Joie était venu me chanter, que le commissaire nous tondait comme des mousses ?
Et le digne homme courut chercher maître La Joie.
– Eh bien ! matelot, lui dit Bouquin en l’abordant, eh bien ! nous nous trompions : il paraît que la… la fructuation… les années buisseptiques, et l’amoir… l’avor… l’acor… enfin, c’est égal, le nom n’y fait rien… sont cause que nous rabiotons 160 francs… au lieur d’en perdre 450 ; que si le gouvernement n’était pas bon matelot, il nous forcerait de remettre à la gamelle ;… et que le commissaire a navigué droit et sans embardées.
Pour toute réponse, La Joie regarda fixement Bouquin entre les deux yeux, prit son grand sifflet dans sa poche, et en tira deux sons brefs.
– Je t’en f…, dit Bouquin qui parut saisir parfaitement le sens de l’harmonie expressive de La Joie. Que la drisse du pavillon me serve de cravate si ce n’est pas vrai !
Ici nouvelle modulation du sifflet, que Bouquin traduisit encore, car il répliqua :
– Tu es entêté comme un marsouin ; puisque c’est comme ça, vois tu, La Joie, il fallait y aller toi-même.
Et Bouquin monta sur le pont, laissant dans la batterie son ami au long sifflet.
Or, il faut savoir que La Joie, maître d’équipage de la corvette, était l’être le plus silencieux, le plus morne qui fût au monde. Il s’était fait une habitude de ne parler que le moins possible, et, la plupart du temps, il ne répondait à ses égaux ou à ses inférieurs que par des modulations que l’on avait fini par comprendre ; ce qui paraîtra moins étonnant quand on saura que dans les habitudes nautiques la plupart des commandements se font au sifflet, dont le bruit sonore et aigu domine les mugissements des vents et des vagues.
Ainsi, pour maître La Joie, le sifflet, c’était une langue nouvelle, une langue à lui, tour à tour gaie, triste, colère ou satisfaite, une langue admirable pour traduire les impressions qui agitaient le vieux marin.
À la manière dont il embouchait l’instrument pour commander une manœuvre, aux sons plus ou moins rudes, plus ou moins coulants qu’il en tirait, l’équipage devinait la nuance de son humeur.
Le bruit était-il cadencé, perlé, coupé de roulades et de roucoulements qui montaient et descendaient en gammes brillantes, éclataient, vibraient, retentissaient en modulations harmonieuses :
– Oh ! bon ! disaient tout bas les matelots ; il y aura bon quart : maître La Joie est dans une bonne brise.
Au contraire, le sifflet ne laissait-il échapper qu’un cri sec, froid et dur, rauque et impératif, sans aucune fioriture :
– Veillons au grain, répétaient-ils à voix presque inintelligible : le vent a l’air de venir du côté des calottes, et, si ce vent-là continue, il pleuvra des averses de coups de poing et de coups de pied.
Or, ces prédictions météorologiques et psychologiques étaient d’ordinaire réalisées par l’événement.
Mais, ce jour-là, il n’y avait place que pour l’espérance et la gaîté, que la paie avait fait naître dans l’âme des marins.
CHAPITRE IX.
PROBLÈME.
Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle.
Pascal, Pensées.
L’inconstance du bransle divers de la fortune faict qu’elle nous doibve présenter toute espèce de visages.
Montaigne.
Certes ! si le bonheur existe, il existait ce jour-là à bord de la Salamandre.
Le bonheur ! être fantastique et réel que chacun évoque sous une apparence si diverse.
Ainsi au déclin du jour, quand le soleil, semant l’atmosphère de toutes les couleurs du prisme, inonde l’horizon de sa chaude lumière, qui se dégrade depuis le blanc le plus éblouissant jusqu’au rouge sombre et violacé, vous voyez quelquefois un nuage aux contours fugitifs et dorés, que la brise du soir balance encore au milieu des vapeurs de ce ciel brûlant.
Ce nuage n’a qu’un aspect, et il en a mille… Pour l’un, c’est une colonnade gothique, élégante et grêle, avec ses vitraux chatoyant… Celui-là y admire un arbre aux branches d’or et aux feuilles de pourpre. L’autre y voit une figure largement drapée, puissante comme Jéhovah ; et celui-ci les lignes délicates et aériennes d’une ravissante tête de jeune fille au cou de cygne.
Ainsi est-il du bonheur ! être idéal en positif, vrai comme la lumière et le son, et insaisissable comme eux ! le bonheur, qui revêt tour à tour les formes les plus opposées, et n’en garde aucune !
Car enfin, le bonheur ! est-ce une bouche de femme qui murmure à votre oreille un doux mot de tendresse ? une main tremblante qui ne fuit pas la votre ? est-ce une longue, longue promenade sur un gazon émaillé, sous la voûte épaisse des vieux chênes qui couronnent une île fraîche et verte… une promenade… avec son bras lié au vôtre… alors que le silence, et les reproches, et la tristesse, et les éclats d’une gaîté enfantine, et les brusques tressaillements… alors enfin que tout est amour, aveu, et que pourtant le mot amour n’a pas été dit ?
Ou bien le vrai bonheur, le bonheur durable qui baigne, qui inonde à jamais l’âme d’une joie céleste, serait-ce après l’aveu ?
Quand toute palpitante, toute heureuse du sacrifice qu’elle vous a fait, parce qu’elle a joué son avenir avec vous et qu’elle peut perdre ; parce qu’elle prévoit des larmes bien amères à verser un jour… parce qu’enfin une femme qui aime a besoin de souffrir ?
Est-ce après l’aveu ? quand, assis à ses genoux, elle vous dit avec un sourire si plein de larmes :
– Oh ! maintenant, mon bonheur est à toi !… ma vie c’est toi, ma pensée c’est toi, mon âme c’est encore toi !… Maintenant, vois-tu, d’un mot tu peux me rendre la plus malheureuse des femmes, d’un mot tu peux me tuer… aussi, ange, ange adoré, mon amour ce n’est pas de l’amour… c’est un sens nouveau… un sens qui absorbe, efface tous les autres… un sens qui seul fait que j’existe.
Le bonheur ! serait-il plutôt le dédain des déceptions humaines, parce qu’on les comprend, parce qu’on les prévoit toutes ?
Ainsi vous trouvez une pauvre jeune fille, belle et misérable, côtoyant le vice et prête à y tomber… Vous en avez pitié… vous la tirez de sa fange, vous parfumez, vous habillez ce corps, vous essayez de donner une âme à ce corps, en tâchant d’y faire germer la reconnaissance ; et puis, grâce à vos soins purs et désintéressés, son esprit se façonne, ses grâces viennent, sa beauté se complète… Vous souriez à votre ouvrage…
Et un soir votre ouvrage se sauve avec un laquais ; mais haussant les épaules, vous dites en riant :
– Je m’y attendais ! et pas une fibre n’a douloureusement vibré dans votre cœur flétri.
Serait-ce le bonheur, cela ? ou bien, mieux encore, un ami d’enfance avec lequel vous avez mis tout en commun, vous, ayant tout, et lui, rien ; un frère que vous avez soutenu de votre épée, un frère enfin qui vous trouvait pour pleurer avec lui quand il souffrait ; ce tendre et bon frère profite d’une réaction politique pour vous dépouiller et vous envoyer à l’échafaud ; et, comme il arrive pour vous y voir aller :
– Viens donc, paresseux ! tu as failli arriver trop tard ! lui criez-vous en riant.
Car vous ne trouvez pas un sentiment, pas même de la haine ou de la vengeance dans votre âme desséchée !
Vraiment, serait-ce là le bonheur ? serait-il dans cette mort morale du cœur qui le laisse aussi insensible à la joie ou à la peine qu’un membre séparé du tronc l’est à la douleur ?
Le bonheur ! Se révèle-t-il plutôt au milieu du luxe et de ses prestiges ? est-ce une maison de prince, des terres royales, des chiens et des chevaux, d’étincelantes livrées, d’antiques armoiries, la chasse et ses nobles fanfares qui font battre le cœur ?
La chasse ! la chasse ! Piqueurs, sonnez ; meute, pousse tes cris, fais glapir tes cent voix. Tout est bruit et délire, aboiements des chiens qui mordent leurs couples ; éclats retentissants des trompes, hennissement des chevaux qui bondissent et creusent le sol.
Allons ! Away Talbot ! mon bon cheval de race ! Away ! mon cheval favori ! toi, choisi dans les coursiers de pur sang, de généalogie célébré et sans tache, qui piaffent dans mes écuries dallées de marbre blanc. Ô mon fringant et noble Talbot ! avec l’argent que tu m’as coûté j’aurais doté trois rosières, payé vingt actions désintéressées ; mais aussi que ta crinière est fine, lisse et luisante ! que ton garrot est saillant ! que tes jarrets sont nerveux ! que tes jambes sont sèches, larges et plates ! que ton sabot est délicatement arrondi ! que ta robe est soyeuse et dorée, mon Talbot ! Comment aurais-je jamais trop payé un cheval tel que toi ! Away ! on sonne le débuché, Away ! franchis fossés et barrières, saute, bondis, car ton rein vigoureux et élastique se détend comme un ressort d’acier ; Away ! Talbot ! emporte-moi, rapide, enivré ; car c’est une ivresse aussi qu’une course désordonnée.
Mais, en parlant d’ivresse, le bonheur ! serait-il au fond du verre de l’homme ivre, quand, y laissant sa raison, y noyant même son imagination d’abord excitée, il se borne à jouir en végétal de cet épanouissement nerveux que les esprits procurent à tout son être qui ne pense plus, qui ne voit plus, qui n’entend plus ?
Le bonheur ! Dormirait-il chez ce bourgeois toujours épicier, toujours coiffé de loutre, toujours gras, toujours vermeil, toujours luisant, toujours satisfait, toujours honnête ?
Chez ce bourgeois, dont la femme s’appelle toujours Véronique, et sur le retour, brune, adorée de son époux, accorte, vive et colère quand elle parle à son mari, mais qui montre ses dents blanches dès que le premier garçon de boutique lui serre les genoux derrière le comptoir ?
Chez cet épicier qui nomme toujours sa fille Azéïda, son fils Théobald, et l’habille en artilleur où en lancier ?
Chez cet épicier, toujours électeur, toujours abonné du Constitutionnel, juré, sergent de la garde nationale, amateur d’opéras comiques, de vaudevilles, de gravures guillerettes – c’est son mot et de la nature champêtre des Prés Saint-Gervais ?
Chez cet épicier qui lit Voltaire, jure par saperlotte, et usait d’une tabatière Touquet lorsqu’il y avait une charte ; qui ne va jamais à la messe parce qu’il est esprit fort et que la religion est bonne pour le peuple ?
L’épicier serait-il enfin le bonheur incarné ?
Eh ! elle était peut-être nécessaire, cette longue et fatigante digression sur la chose introuvable, cette rapide et incomplète analyse de goûts si opposés, si variés, si inverses, pour vous amener à comprendre la bizarrerie, la folie des différents genres de bonheur qui se tramaient à bord de la Salamandre ! ni plus vrais, ni plus faux que ceux que nous avons énumérés.
En effet, la plupart des marins rassemblés dans la batterie étaient assis, couchés, debout, comptant et recomptant leurs écus, et les enfouissant dans leurs longues bourses.
Puis, en attendant l’heure de mettre en pratique leur singulière théorie d’amusements, ils en parlaient avec ivresse et joie ; se promettant, se jurant de se débarrasser au plus vite de cet or qui les gênait et les troublait dans la manœuvre, disaient-ils, par le son criard qu’il rendait.
Ce point principal fut donc irrévocablement arrêté, non pourtant sans avoir été faire préalablement une visite, soit au lieutenant Pierre, soit au vieux Garnier, afin de leur remettre la moitié de leur paie destinée à leurs pères, mères, femmes ou enfants. Ceci était un usage reconnu, sacré, établi. Cette répartition faite, ils respirèrent librement, et purent alors se livrer (spéculativement) aux plus vifs plaisirs.
– Hourra ! disait l’un en secouant sa bourse ; il y a au fond de cela les trente meilleurs bidons de vin du Cap qui ait jamais pris source dans un tonneau pour venir se décharger dans le gosier d’un honnête marin !
– Par toutes les alcaouetas de Cadix ! disait l’autre en caressant avec amour la rotondité de sa sacoche, je tâte bien ici la peau la plus fine, la plus douce… ; j’y vois les yeux les plus noirs, la gorge la plus blanche… Oh ! viens, Roson, Théréson, Toinon, que je t’embrasse… viens, bonne fille : il faut qu’avec toi, en deux jours, le trou aux écus soit à sec… Viens, Roson, Théréson, Toinon… que je t’embrasse.
Et il embrassait Roson, Toinon et Théréson, dans la vénérable personne de sa vieille sacoche.
– Et toi, Giromon, que feras-tu de ta caisse ? dit un autre à un compagnon qui paraissait absorbé en finissant de compter son argent, et disait :
– Le scélérat m’a fait la queue ! C’était peut-être le seul qui, avec maître Bouquin, eût pensé à vérifier ses comptes.
– Moi, dit Giromon avec gravité, j’achèterai à Toulon, vois-tu ? un uniforme de commissaire, un chapeau de commissaire, une épée de commissaire, enfin tout le bazar d’un commissaire. Et puis je dirai à un bourgeois, à un soldat ou à un calfat : Tu vas t’habiller en commissaire.
– Et puis ? demandèrent quelques voix.
– Et puis je lui dirai : Maintenant je te donnerai tout l’argent que tu voudras ; mais il faut que tu me laisses te f… des coups à crever dans ta peau, à te déralinguer l’échine. – Tiens ! au fait, c’est assez embêtant d’être flibusté, d’être fait la queue du matin au soir. Au moins, comme ça, je me figurerai que je me revange sur un commissaire, un vrai voleur de commissaire, que je lui rends ce qu’il m’a pris, et ça soulage(2).
– Oh ! fameux, fameux, Giromon ! dit l’interlocuteur. Veux-tu que j’en sois, dis : veux-tu m’en mettre ?
– Du tout ; fais-en un, fais un faux commissaire, comme moi. Ça serait pas assez d’un pour deux ; il ne serait pas assez fort, à moins de trouver un robuste, un colosse.
– Moi, disait un autre, je vais rassembler tous les musiciens que je trouverai à Saint-Tropez, et je les ferai naviguer de conserve à ma suite : – des violons, des clarinettes, des cors de chasse, des grosses caisses, des trompettes, des guimbardes et des pianos… tout le tremblement, une musique de possédés qui sera là à me jouer… voyons ! à me jouer… une délicieuse air de romance que je sais : celle de Cassons-nous les reins et buvons le grog… ou bien celle de Bouton d’amour…
– Mais du tout, Parisien, dit un autre. Faut faire jouer à chacun une air diverse… Ce sera plus riche.
– Oui, t’as raison, chacun une air diverse. Quel bonheur ! Et ça, pendant que je mangerai, que je boirai, que je marcherai, que je dormirai, que…
– Tout ça, reprit un canonnier en l’interrompant, tout ça ne vaut pas le bonheur de quitter ce chien d’uniforme pour porter des habits bourgeois. Un garrick, un chapeau à trois cornes et des bottes. Oh ! des bottes… des bottes… c’est ça qui est charmant pour ceux qui, comme nous, sont obligés de trimer toute leur vie pieds nus sur ce gueux de pont.
– Et des bretelles donc ! s’écria Giromon. Des bretelles… quelles délices ! Comme je vais m’en donner ! Moi qui n’en ai porté qu’une fois dans une relâche… à Calcutta.
– Ah ! reprit le Parisien, Calcutta… c’est là un pays ! T’en souviens-tu, Giromon, de Calcutta ? Oh ! Calcutta, patrie trop adorée, pays du bonheur, oùs qu’on peut rouer de coups deux Indiens pour une poignée de riz. – Quelle vie douce ! toujours en palanquin, à chameau, ou à éléphant. Et les femmes ! dieu de dieu ! Des bayadères charmantes, pas habillées du tout, qui vous éventent avec des queues de paon.
– Et quelle nourriture ! Voilà une nourriture ! Des piments si forts que, lorsqu’on en a mangé, on peut s’arracher la peau de la langue. – Ah ! voilà le bonheur, dit-il avec un profond soupir de regret.
Et cent autres propos qu’il serait trop long d’énumérer.
Or la nuit vint surprendre l’équipage au milieu de ces riants projets, de ces douces et piquantes causeries où l’âme naïve de ces bons marins se révélait au grand jour, où elle apparaissait toute nue, mais timide et honteuse. On eût dit une jeune vierge qui laisse tomber en rougissant son dernier voile…
Voile si diaphane, que le joli corps satiné, poli, se dessine comme un nuage rose sous le blanc tissu.
CHAPITRE X.
LA SALAMANDRE A REÇU SA PAIE HIER.
Mais au clair de la lune, et quand le vent souffle d’un certain point du ciel, s’élève un étrange son qui n’a rien de terrestre.
Byron, Don Juan.
Voilà l’ouvrage de ta négligence ! Tu fais toujours des bévues, ou c’est à dessein que tu joues ces tours.
Shakespeare, Songe d’une nuit d’été.
Ce que femme veut Dieu le veut.
Proverbe.
Étranger, artiste ou voyageur, toi qui t’arrêtes tout à coup pour poser ton bâton de frêne, essuyer ton visage, et prêter une oreille attentive au bruit sourd et lointain, aux clameurs voilées par la distance qui t’arrivent confuses ; ne crains rien, il n’y a aucun danger : seulement attends un jour encore pour entrer à Saint-Tropez ; car, vois-tu, la Salamandre a reçu sa paie hier.
Étranger, la nuit est si belle, si douce, si transparente ; les aloès et les orangers y répandent des parfums si suaves, si pénétrants ; le ciel est si bleu ; les étoiles si étincelantes ! Assieds-toi, assieds-toi au pied de ce mûrier sauvage, aux feuilles veloutées ; assieds-toi, reste au sommet de la montagne : et peut-être avant l’aurore verras-tu quelque spectacle inconnu et bizarre ; car la Salamandre a reçu sa paie hier.
Peut-être le doux repos que tu vas prendre sur ce gazon tout embaumé de thym et de serpolet, ton doux repos sera-t-il un peu interrompu.
Tes paupières, fermées par le sommeil, verront peut-être à travers leur tissu une lueur rougeâtre poindre, s’élever, puis tourbillonner dans l’air, en y déroulant de larges et brillantes volutes de feu.
Tu ouvriras les yeux ; et la côte, le golfe, la mer et le ciel, tout sera illuminé, couvert d’une teinte pourpre et flamboyante, et Saint-Tropez brûlera, pétillera, et des jurements, des cris, des éclats de rire et de joie, des chants et des imprécations se mêleront aux tintements, aux volées des cloches, aux roulements du tambour, aux explosions des fusils et des signaux d’alarme : car peut – être l’incendie secouera-t-il là son manteau de flammes : car la Salamandre a reçu sa paie hier.
Ou bien demain, si tu passes ta nuit bonne et tranquille, en descendant du coteau, tu entreras dans la ville.
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