Or tu as vu quelquefois, n’est-ce pas ? dans une cité, les traces du passage d’une trombe ou d’un ouragan ?
Ce sont des toits brisés, des fenêtres enlevées, des carreaux en poudre, des portes fendues, des volets arrachés qui pendent et se balancent au vent. Ce sont des débris qui jonchent les rues de pierres amoncelées, des poutres en morceaux.
Eh bien ! tu verras à peu près le même spectacle. Tu apercevras quelque craintive figure de femme qui soulève toute tremblante le pan d’un rideau, et hasarde un coup d’œil dans la rue. Tu verras des enfants plus hardis s’aventurer dehors des maisons, et jeter d’abord un coup d’œil interdit sur ce tableau, puis, moins peureux, s’approcher, et ramasser un chapeau de marin, tout froissé, un long sifflet d’argent, quelques pièces d’or ou une cravate richement brodée. Car la Salamandre a passé par là ; et si tu l’interroges, il te dira naïvement :
– Ah ! monsieur, ce n’est rien : c’est la Salamandre qui a reçu sa paie hier.
Et tout cela pouvait être vrai ; car hier, jusqu’à la nuit, l’équipage a devisé, causé de ses projets ; mais il fallait les exécuter. Or on savait que le lieutenant était inflexible, et qu’il n’accordait que très rarement des permissions pour aller à terre, et il s’agissait du moyen à employer afin de s’y rendre à son insu.
Et tu sauras, étranger, qu’il est plus facile de trouver une fille de quinze ans moralement vierge, un ami qui respecte votre maîtresse, un cheval sans défauts, un livre sans préface, un coucher de soleil sans poésie, un surnuméraire au balcon des Bouffes, un poème didactique amusant, une rivière sans eau – je ne parle ni de l’Espagne, ni des jardins anglais, – que d’empêcher un équipage de marins qui a de l’argent, d’aller à terre. Et la Salamandre a reçu sa paie hier !
Ainsi donc, vers les minuit, l’enseigne de garde voyant un calme parfait, une mer magnifique, abandonna le pont et descendit dans sa chambre, en recommandant à maître La Joie de bien veiller sur le navire. Maître La Joie veilla tant qu’il put : mais le temps était superbe, il n’y avait rien à craindre pour le navire ; d’ailleurs, il serait réveillé au premier bruit : il abaissa donc son caban sur ses yeux, s’accroupit sur le banc de quart et s’endormit.
Aussitôt un mousse embusqué entre deux caronades descendit vite avertir les marins, qui s’étaient mis tout habillés dans leurs hamacs. D’un bond ils furent à bas de leurs lits suspendus ; les hommes de quart quittèrent aussi le pont, tout l’équipage, moins les maîtres et les officiers couchés dans leurs chambres, se réunit dans la batterie. On ferma les panneaux en dedans, on ouvrit un sabord ; et comme les trois embarcations de la corvette étaient amarrées le long des flancs du navire, flambarts et autres, au nombre de quatre-vingt-douze, descendirent par le sabord, se casèrent dans les canots, et s’éloignèrent sans faire le plus léger bruit, les avirons ayant été soigneusement garnis. Au bout d’une demi-heure, ils étaient à terre, mettant les officiers et les maîtres dans l’impossibilité de les rejoindre, n’ayant laissé aucune embarcation à bord.
Et cette fuite était dans l’ordre des choses, était normale, naturelle ; c’est un fait physique qui devait résulter de l’influence magnétique des piastres sur l’organisation du matelot. Or ils ne pouvaient échapper à la loi commune imposée à tous les êtres submarins, ces dignes matelots de la Salamandre qui avait reçu sa paie hier.
Ce qui certainement eût été un objet digne d’étude pour un physionomiste, ce fut l’expression qui contracta la figure de maître La Joie, lorsque, réveillé par l’air frais et piquant du matin, il se secoua dans l’épaisseur de son caban comme un lion dans sa crinière, rabattit son capuchon, frotta ses yeux, regarda autour de lui, et, pour la première fois, vit que les dix matelots de garde, qui la nuit suffisaient pour le service de rade, n’étaient plus à leur poste.
Il crut rêver. Le brave maître fit le tour du pont, et ne vit rien, absolument rien.
– Les carognes, se dit-il, seront descendus se coucher ; c’est un peu fort. Nous allons, à ce qu’il paraît, jouer à tape-ton-dos sur le cuir de ces chiens-là. Et voilà qui va leur annoncer que la danse sera chaude, dit-il en embouchant son grand sifflet.
Ah ! mon Dieu ! c’était à faire frémir : quel son perçant, aigre, dur, impérieux, menaçant ! Jamais le sifflet n’avait eu, je crois, une voix aussi terrible ; c’était bien autre chose que les trompettes du jugement dernier, ma foi !
Le coup de sifflet ayant retenti, maître La Joie le remit dans sa poche, et, confiant, attendit son effet en se promenant les bras croisés, secouant la tête d’un air irrité et murmurant d’effroyables blasphèmes.
Pas le plus léger bruit n’agita le navire ; on eût dit une baleine dormant sur une mer d’azur. On fit silence, profond silence.
Maître La Joie s’arrêta court ; ses sourcils s’écartèrent, et pour la première fois depuis treize ans, je crois, l’apparence, la faible et incertaine apparence d’un sourire vint errer sur ses lèvres plissées.
– Ils ont une peur d’enfer, et ils n’osent pas monter, dit le brave homme. C’est tout de même agréable de pouvoir avec ça – et il tirait son sifflet qu’il regardait avec satisfaction – de pouvoir avec ça, reprit-il, faire plus trembler quatre-vingts gredins qui ne craignent ni le feu ni l’eau, de les faire plus trembler que ne le feraient un ouragan des tropiques ou une volée à mitraille ; c’est tout de même un bel état que la marine.
Après s’être laissé entraîner à ces vaniteuses réflexions, maître La Joie prêta de nouveau l’oreille. Silence, même silence.
Ils sont là tapis, comme des congres dans leur trou, à ne pas oser bouger ; ils savent bien que le sifflet les prévient que le premier qui va montrer son museau en dehors du panneau va recevoir une ration de calottes, à ne savoir où les mettre.
Le même silence régnait toujours.
– Bah ! se dit maître La Joie, qui par hasard se trouva dans un moment d’indulgence inaccoutumée, j’ai peut-être sifflé trop dur. Çà peut bien se faire ; car je ne me rappelle jamais avoir hurlé de cette façon-là… Voyons, adoucissons un peu ; car il faut en finir : voilà le soleil levé, et le pavillon n’est pas encore hissé.
Et ainsi qu’une femme revient quelquefois sur un mot cruel, sur une brusque détermination qui opère l’effet opposé à celui qu’elle attendait, maître La Joie fit entendre un son qui, s’il ne promettait pas un jour serein, annonçait toujours un temps passable.
Rien, même silence.
Alors il fallut voir maître La Joie penché sur le grand panneau, le bras tendu, son sifflet d’une main, les yeux stupidement ouverts, les narines gonflées, passer par toutes les teintes, depuis le blanc pâle jusqu’au rouge pourpre et violet.
Les coups de sifflet devenaient précipités, brefs, saccadés, colères, furieux, tonnants et retentissants comme les éclats de la foudre. Son pied battait chaque mesure, mais d’une force à enfoncer le pont.
Silence, toujours silence.
Enfin, exaspéré, il se baisse pour ouvrir le panneau. Impossible : fermé en dedans. Tous… tous les panneaux fermés !
Maître La Joie rugissait.
Il se précipite sur les bastingages, à bâbord, se penche, regarde, ne voit plus les embarcations, et comprend trop tard toute l’affreuse vérité…
Alors il bondit, il saute, il crie, il écume. Les anspects, les barres des cabestans, les gargoussiers, les cabillots, tout ce qu’il rencontre sous sa main vole en éclats et roule sur le pont.
À ce bruit infernal, les officiers, le lieutenant, se réveillent et se lèvent à la hâte.
Ainsi quelquefois, au milieu de la nuit, l’explosion d’une arme à feu ou des cris réveillent en sursaut toute une maison : chaque fenêtre s’ouvre, se garnit ; c’est une myriade de têtes à moitié endormies, coiffées, décoiffées, bâillant, grondant, se frottant les yeux, s’accoudant et demandant enfin :
– Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?
De même, au furieux tapage de La Joie, le lieutenant, le docteur, le commissaire, l’enseigne et les quelques maîtres qui étaient restés à bord, montrèrent leurs figures, encore alourdies par le sommeil, aux sabords, aux fenêtres des écoutilles et de ta galerie, et se tendirent vers le pont.
– Ah ça, dis donc, La Joie, est-ce que tu as une fièvre chaude ? Mais il faut attacher ce gueux-là et le saigner à blanc, dit le bon docteur.
– La Joie ! La Joie ! que signifient ces cris ? dit enfin le lieutenant d’une voix sévère.
– Partis, lieutenant ! Tous partis, les chiens ; tous à terre, dans les embarcations.
– Mais, encore une fois, qui ?
– L’équipage, lieutenant ; tous à terre, les brigands.
– Nous aurions dû nous en douter, dit le lieutenant : ils ont de l’argent… Mais dis-moi, La Joie : ont-ils pris la Yole ?
– Je n’y pensais plus, dit La Joie. Est-ce heureux !… Il se précipita à l’avant.
– Aussi prise ! aussi la Yole… Mais ce n’est pas par eux, c’est par M. Paul. Voilà un morceau de son aiguillette accroché aux bossoirs ; en descendant il ne s’en sera pas aperçu.
– Maudit enfant ! dit Pierre. Quel exemple !
– Mais que faire, lieutenant ? que faire ? disait La Joie en se mordant les poings.
– Attendre. Ils reviendront, je n’en doute pas. Mais ce que je crains, ce sont les disputes, les rixes, les querelles avec les Provençaux. Et mon fils…, mon fils qui peut s’y trouver compromis… Malédiction ! malédiction !
– Allons ! dit le bon docteur, voilà des scélérats qui vont me revenir avec des entailles et des horions. Je n’ai qu’à visiter ma caisse, ma charpie et mes onguents.
– Et vous aurez raison, major, reprit La Joie : car je vous réponds, moi, qu’il va se passer de crânes choses à Saint-Tropez ; que les couteaux joueront, et qu’il y aura autant de sang que de vin répandu.
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