Il défendait de faire sa chambre. Celle-ci était sale et dégoûtante, jamais balayée ; tous les objets y étaient recouverts d’une épaisse couche de poussière ; tout était dans le plus grand désordre ; on y trouvait toujours plusieurs seaux de toilette à moitié pleins. Faut-il voir là simplement de la « négligence », mot dont se servent quelques témoins. Il semble bien plutôt, ainsi qu’on va le voir par la suite, que Pierre Bastian se plaisait dans la saleté. Le mot « saleté » n’est même pas assez fort. Et l’on s’étonne moins que M. Pierre Bastian ne fût pas incommodé par l’odeur infecte de la paillasse et de la chevelure de sa sœur, mais, au contraire, y prît plaisir, lorsque l’on apprend ce qui suit :
Au milieu de sa chambre, un vase de nuit tenait lieu de cabinet d’aisances. Il n’admettait pas qu’on le déplaçât. Il fallait que ce vase restât là, jusqu’à ce qu’il ne pût plus contenir de matières. Et même un jour, il exigea de son propriétaire (?) un vase beaucoup plus volumineux, afin de devoir le vider moins souvent.
Il y a mieux encore : voici ce que nous dit Mme Berger, née Martin, ancienne domestique de Pierre Bastian : « Il est arrivé deux ou trois fois à M. Pierre Bastian de monter dans sa chambre après déjeuner, pour faire ses selles dans son vase ou dans son seau de toilette, puis de me l’apporter dans la cuisine, où j’étais en train de déjeuner, pour que j’aille le vider.
« Certain jour il fit enlever le lit de sa femme de leur chambre à coucher commune, pour le mettre dans le cabinet de toilette voisin, puis, ayant fait ses besoins dans son vase de nuit, il plaça le vase sur la table de nuit, à côté du lit de sa femme « pour qu’elle sente bien l’odeur », disait-il. Il a, pour plus de sûreté, fermé la fenêtre.
« M. Pierre Bastian a la vue faible, même avec son binocle. Quand il venait dans la cuisine, il se penchait sur les plats, au point de se brûler. Il avait, c’est exact, l’odorat fort peu développé. Il ne voulait pas que les bonnes entrent dans sa chambre, en sorte que, quelquefois, le vase où il faisait ses besoins n’ayant pas été vidé de plusieurs jours, c’était une infection au milieu de laquelle il vivait sans paraître s’en apercevoir. »
Inutile de transcrire ici cinq ou six autres témoignages qui ne font que confirmer celui-ci.
Tout ceci nous explique que M. Pierre Bastian pût venir chaque jour lire le journal, dans la chambre de sa sœur, ainsi que nous le disent plusieurs témoins, sans être incommodé par l’odeur excrémentielle, mais au contraire y trouvant quelque satisfaction olfactive. Nous ne nous étonnerons donc pas non plus si Pierre Bastian ne s’indignait pas davantage d’un état de choses dont il se serait lui-même assez volontiers accommodé. On en était arrivé là peu à peu, par une lente accoutumance. Mais d’autres lettres de Pierre Bastian, si nous remontons loin en arrière, nous montrent qu’il fit d’abord quelques efforts affectueux, pour ramener sa sœur à une existence plus normale. Il écrivait, de Mont-de-Marsan, le 29 février 1876 : « Ma petite Gertrude (9) , nous sommes aujourd’hui au milieu des masques et des déguisements. Il y a ce soir un grand bal à la mairie. Tous les divertissements sont favorisés par un temps splendide. Je souhaite qu’il en soit de même à Poitiers, afin que tu puisses quitter ta cellule, et faire un petit tour à Blossac… » Et le 5 août 1882, en post-scriptum à une lettre écrite de Saint-Jean-de-Luz, à sa mère : « Ma petite Gertrude, je ne peux pas écrire à Bounine sans t’envoyer un petit mot, pour que tu voies que je ne t’oublie pas. J’espère que tu n’es pas malade en ce moment ; soigne-toi bien ; prends une robe comme tout le monde, et quand je serai de retour à Poitiers, ce qui ne tardera pas, nous irons faire un tour de promenade ensemble, si ça te plaît. Ça vaudra mieux, en tout cas, que de rester toujours enfermée dans ta chambre. » Et encore le 16 août 1883, nous lisons à la fin d’une lettre à sa mère : « Embrasse pour moi Gertrude, et dis-lui que je ne l’oublie pas, et que je lui écrirai la prochaine fois. Qu’elle se soigne bien et se décide à prendre l’air comme tout le monde. »
Ces phrases, ainsi que le remarque M. Barbier, indiquent à la fois la sollicitude du frère et le caractère parfaitement volontaire de la réclusion de Mlle Mélanie Bastian.
CHAPITRE VII
« Le goût et l’habitude d’une réclusion, qui ne tarda pas à devenir absolue, dit M. Barbier dans son long rapport, existaient donc chez Mlle Mélanie Bastian, dès 1873, à une époque où ses forces physiques et morales n’étaient pas encore très atteintes, à l’époque où son père et son grand-père étaient là pour la protéger et aussi pour tenter de la raisonner. »
Mélanie Bastian avait alors vingt-trois ans. Divers témoins nous disent qu’elle était encore à cette époque « très douce et très bonne enfant ». Pourtant, les premiers troubles mentaux semblent s’être manifestés chez elle dès 1871. Ecoutons M. Théodore Touchard, entrepreneur de plâtrerie :
« Etant voisin des familles de Chartreux et Bastian, j’ai beaucoup connu les enfants Monnier et leurs parents ; la jeune fille, Mlle Mélanie Bastian étant tout enfant, venait souvent à la maison ; elle était très enjouée et très brouillon, c’était un véritable salpêtre ; nos relations se sont continuées pendant de nombreuses années en qualité de voisins.
« À une époque que je ne puis préciser, mais qui correspond au moment où Mlle Mélanie pouvait avoir vingt et un ou vingt-deux ans, mon attention, comme celle des voisins, fut attirée par les agissements de cette demoiselle qui sortait en compagnie de Mme Fazy, sa bonne, et qui se rendait dans l’impasse où, à cette époque, demeurait M. C… fils ; quelque temps après, le bruit courut que Mlle Bastian allait se marier avec M. C…, ce qui me surprit, ainsi que mes voisins, parce qu’il y avait une grande différence d’âge ; puis plusieurs mois s’écoulèrent sans que le mariage se conclût, et c’est après, que Mlle Bastian ne sortit plus de chez elle, et qu’on ne l’a plus vue ; j’ai entendu dire que Mme Bastian n’aurait pas voulu que sa fille se mariât avec M. C…, parce qu’elle le trouvait trop vieux ; je le répète : à partir de ce moment-là, je n’ai plus revu Mlle Mélanie, et j’ignore absolument la décision qui a été prise par la famille Bastian à son égard. »
Les renseignements que nous pouvons avoir sur l’état de Mlle Mélanie avant 1880 sont très rares. Marie Fazy, qui resta très longtemps au service de Mme Bastian, nous dit bien que Mlle Bastian souhaita d’abord se marier ; puis, plus tard, voulut entrer en religion, et que sa mère s’y était obstinément opposée. « Les contrariétés éprouvées par Mlle Bastian, dit Marie Fazy, avaient déterminé un dérangement cérébral, qui ne l’empêchait pas de raisonner fort bien sur beaucoup de matières. » Mais l’époque n’est pas précisée. Aucune date non plus pour situer cette déclaration de la dame Honoré, née David. Nous voyons pourtant qu’il faut la placer avant la mort de M. Bastian père, c’est-à-dire avant le 9 avril 1882.
« Il arrivait quelquefois que Mlle Mélanie descendait à la salle à manger pour chanter et jouer du piano ; aussitôt sa mère la repoussait dans sa chambre, en la réprimandant vertement, et en lui disant : “qu’elle faisait honte Les portes du salon lui étaient fermées.
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