La demoiselle Mélanie remontait alors dans sa chambre en maugréant, mais immédiatement la dame Bastian dépêchait près de sa fille son mari, pour ordonner à celle-ci de se taire. »
Il semble que le caractère autoritaire de Mme Bastian ait très fâcheusement aidé au déséquilibre mental de sa fille. L’abbé Montbron, qui connaissait la famille Bastian depuis trente et un ans, nous peint Mme Bastian, à cette époque déjà, comme « fantasque, dure et impérative, ainsi que despote ». Les relations qu’il avait avec la famille cessèrent brusquement, et, comme l’abbé Montbron s’étonnait de ne plus voir ni Mme Bastian, ni sa fille et cherchait à savoir si elles avaient changé de paroisse ou si elles étaient malades, on lui apprit que ces dames ne sortaient plus, pas même pour aller aux églises. Ce n’est qu’en 1882 que l’abbé Montbron, appelé à administrer les derniers sacrements à M. Bastian père, mourant, apprit par lui les mesures qu’il allait, disait-il, être obligé de prendre à l’égard de sa fille Mélanie. « Il jouissait de toutes ses facultés, nous dit l’abbé Montbron, et il a reçu tous les sacrements en pleine connaissance. Il pleurait amèrement, semblant indiquer le regret, soit d’avoir dû céder aux exigences impératives de sa femme en agissant ainsi rigoureusement, soit d’avoir été obligé de prévenir des scandales, car il disait, et tout le monde le savait déjà par ouï-dire, que la jeune fille, hystérique, se découvrait totalement devant n’importe qui et se montrait en pareille attitude aux fenêtres donnant sur la rue, ce qui expliquerait, à mon avis, la fermeture rigide de ces fenêtres. »
« Elle ne voulait pas mettre de vêtements, déclare Marie Brunet, femme Deshoulières, au service de M. de Chartreux en 1883 ; elle allait dans la maison, n’ayant sur elle que sa chemise et un corsage… À cette époque, elle n’était point folle ; elle raisonnait à merveille. Elle n’était pas méchante, sauf vis-à-vis de sa mère, qu’elle ne paraissait pas aimer. En causant avec celle-ci, Mlle Mélanie entrait souvent dans de violentes colères, et aurait pu se livrer à des actes de brutalité, sans l’intervention de Marie Fazy. Avec cette dernière, et avec moi, elle était douce.
« Marie Fazy m’a dit que Mme Bastian avait toujours contrarié sa fille, et avait toujours voulu l’empêcher, même du vivant de son mari, de sortir ; elle trouvait toujours un prétexte pour empêcher le père de promener sa fille, et, comme elle ne sortait pas, elle ne voulait pas que Mlle Mélanie se promenât. » À cette époque (1882), il semble que Mélanie Bastian descendît encore à la salle à manger où, dit Mme Deshoulières, « elle causait avec sa mère fort raisonnablement ». Mais, une fois rentrée dans sa chambre, elle était prise de terreurs, et « se faisait des fantômes de tout. Croyant apercevoir des hommes qui venaient la chercher, elle poussait des cris : “À l’assassin !” que l’on pouvait entendre de la rue. »
« Si vous étiez arrivé plus tôt, dit la femme Blanchard, en avril 1882, vous auriez entendu Mlle Bastian crier très fort : “Il n’y a donc plus de justice. Je vous ferai mettre en prison tous, oui, tous.” Et ceci explique sans doute les bourrelets que l’on mit aux fenêtres. Celles-ci n’avaient pas toujours été fermées, mais bien seulement les volets, que maintenait une barre de fer cadenassée ; évidemment en vue d’empêcher les exhibitions de Mlle Mélanie. Mais elle se dédommageait alors en criant. La mère lui disait alors que si elle continuait à crier ainsi, le commissaire de police viendrait l’arrêter. Et lorsque les menaces ne suffisaient pas, on passait un balai par la fenêtre pour appuyer sur la poignée de la sonnette, afin de lui faire croire que c’était le commissaire qui sonnait. » Mais elle découvrit le stratagème, et c’est alors, semble-t-il, que l’on prit l’habitude de maintenir les fenêtres fermées, même en été.
« Pendant quelque temps, nous apprend Virginie Neveux, femme Magault, Mlle Bastian demandait tous les jours du papier et un crayon pour écrire : ce que sa mère lui faisait apporter ; alors elle faisait une lettre qu’elle mettait sous enveloppe et qu’elle adressait à diverses personnes dont je ne me rappelle plus les noms ; ensuite, elle la faisait passer par les persiennes de sa fenêtre et tomber dans la cour ; puis, elle disait à Marie Fazy, la cuisinière, de la faire porter à la poste. Comme j’étais souvent désignée, Mme Bastian disait de passer par la petite porte et de rentrer par la grande, de telle sorte que la fille croyait réellement que je portais la lettre à la poste. Mais, une fois rentrée, je la donnais à Mme Bastian, qui me disait que, lorsqu’elle en jetterait d’autres, il ne fallait pas les décacheter, car il n’y avait rien de sérieux dessus.
« Mademoiselle ne voulait pas voir sa mère, qu’elle appelait Boudine, ou Bounine, et dans une semaine, lorsqu’elle venait pour la voir, elle lui a jeté six vases de nuit qui se sont brisés dans l’escalier. Mme Bastian lui a alors dit qu’elle ne lui en donnerait plus, et qu’elle la laisserait dans la saleté ; à quoi la fille lui a répondu qu’elle y était déjà ; elle lui a même dit souvent qu’elle n’était pas la préférée dans la maison. »
La lecture de ces témoignages et rapports nous permet de juger moins sévèrement l’attitude de M. Bastian ; la séquestration de sa sœur nous paraît en partie motivée, et nous voyons du reste qu’il s’agit moins de séquestration que de réclusion, en grande partie volontaire, en dépit des cris, des appels et d’extraordinaires inconséquences d’un caractère déséquilibré. Le rapport Barbier put établir, au surplus, que Mme Bastian n’était « même pas coupable d’avoir imposé ses idées à cet égard ».
« M. et Mme Bastian paraissent s’en être tenus, comme presque tous ceux de leur génération, à des idées désormais surannées.
« C’est M. Bastian père qui a décidé que sa fille serait soignée à la maison par ses parents, puisqu’il en a été ainsi pendant six ou sept ans durant sa vie.
« Il exprimait même cette résolution avec une certaine éloquence paternelle quand il disait, en 1878, à Mlle Kaenka : “Tant que je pourrai la soigner avec les médecins, je la garderai.” »
« Fidèle au sentiment de son mari, Mme Bastian s’y montrait attachée autant que lui, quand elle répondait à Mlle Péroche, lui parlant de mettre sa fille dans une maison de santé : “qu’elle avait fait vœu de rester avec sa fille jusqu’à sa mort.” »
La simple amélioration de Mlle Mélanie Bastian, qui suivit son entrée à l’hôpital, put faire espérer à quelques-uns son retour complet à la raison. Les médecins restaient sceptiques : « Au point de vue mental, disaient-ils, nous considérons Mlle Mélanie Bastian comme une débile, dont la raison est de beaucoup inférieure à la normale. »
M. le Juge d’instruction essaya, à maintes reprises, de l’interroger. Jamais il ne la trouva dans un état permettant de lui faire prêter serment. Le résultat de sa dernière tentative, le 6 août, alors que deux mois et demi de soins intelligents à l’Hôtel-Dieu auraient dû améliorer l’état mental de Mlle Bastian, s’il était susceptible de mieux, a été aussi déplorable que celui des précédents. D’autre part, les trois médecins légistes consultés émirent la conviction que Mlle Bastian ne recouvrerait jamais la raison. Voici, du reste, le procès-verbal de cette audition du 6 août :
D. : Indiquez-nous vos nom et prénoms.
Mlle Bastian se met à lire en disant : « Rien du tout, rien du tout. »
D. : Ne vous appelez-vous pas Mélanie Bastian ?
R. : Il n’y en a pas qu’une ayant ce nom-là.
D. : Quel âge avez-vous ?
R. : Je ne veux pas dire tout cela.
D. : Où êtes-vous née ?
Mlle Mélanie Bastian fait entendre des paroles inintelligibles. Nous distinguons pourtant cette phrase : « On ne peut cependant pas rester toujours ici. »
D. : N’avez-vous pas un frère ?
R. : Eh bien ! oui.
D. : Voulez-vous nous dire le nom de votre frère ? Mlle Bastian éclate de rire et ne répond pas.
D. : Vous ne voulez pas nous dire son nom ?
R. : Non.
D. : Votre frère n’est-il pas marié ?
Elle répond d’une façon inintelligible.
D. : N’êtes-vous pas allée au mariage de votre frère, à Mont-de-Marsan ?
R. : Eh bien, oui !
D. : N’avez-vous pas une nièce et pouvez-vous nous dire son nom ?
R. : Tant pis pour elle.
D. : Quand vous étiez jeune fille, Mlle Gilbert ne vous donnait-elle pas des leçons de piano ?
R. : Je ne la connais pas.
D. : Dans quelle pension avez-vous été élevée ?
R. : F… on ne peut pas tout dire.
D. : Votre père ne s’est-il pas occupé de vous et ne vous a-t-il pas appris le grec ?
R. : Non.
D. : N’avez-vous pas eu pendant longtemps comme bonne Marie Fazy ?
R. : Oui.
D. : Qu’est devenue cette bonne ? n’est-elle pas morte ?
R. : Je ne sais pas.
D. : Où habitez-vous à Poitiers ?
R. : Et je ne veux rien dire du tout. C’est pas à moi de causer.
D. : N’habitiez-vous pas la rue de la Visitation, n° 21 ?
R. : Oui, mais ce n’est pas le n° 21, c’est le n° 14.
D. : N’y avait-il pas un beau jardin ?
R. : Oui, oui, quand j’y serai rendue, je sauterai sur l’échine d’une autre.
D. : À quel étage habitiez-vous ?
Mlle Bastian paraît en colère et prononce des mots que nous ne parvenons pas à saisir.
D. : Votre chambre était-elle plus jolie que celle-ci ?
R. : Quand on est à Cher-Bon-Grand-Fond, c’est mieux qu’ici, mais il faut encore attendre pour y aller.
D. : Vous souvenez-vous de votre père ? Vous aimait-il bien ?
R. : Oh ! oui.
D. : Votre père est-il mort ?
Mlle Bastian se met à rire et nous dit : « Je ne sais pas tout cela. »
D. : Vous souvenez-vous de votre mère ? Vous aimait-elle et l’aimiez-vous ?
À ce moment Mlle Bastian se met en colère et dit qu’elle ne veut pas causer.
D. : Voudriez-vous voir votre mère ?
R. : Non, il vaut mieux qu’elle reste là-bas.
D. : Mais alors vous n’aimez pas votre mère ?
R. : Si, si, mais il vaut mieux qu’elle reste là-bas.
D. : Ne vous a-t-on pas dit que votre mère était morte ?
Mlle Bastian se met à rire et ne répond rien. Au bout de quelques minutes, elle dit : « Elle est toujours à Cher-Bon-Grand-Fond. »
D. : Votre frère venait-il vous voir souvent quand vous habitiez rue de la Visitation ?
R. : Oui, oui.
D. : Vous portait-il des friandises ?
R. : On est bien assez riche à Cher-Bon-Grand-Fond pour acheter des gâteaux. (En nous entendant dicter cette réponse, Mlle Bastian éclate de rire.)
D. : Rue de la Visitation, étiez-vous couchée dans un lit bien propre et aviez-vous des draps bien blancs ?
R. : Qu’est-ce qu’on dirait à Cher-Bon-Grand-Fond si on entendait tout cela.
D. : Pourquoi conserviez-vous sur votre figure un voile ou une couverture ?
Mlle Bastian prononce avec volubilité des paroles que nous ne pouvons saisir.
D. : Faisait-on votre toilette, peignait-on vos cheveux quand vous habitiez rue de la Visitation ?
R. : Ce n’est pas moi qui avais tant de cheveux, cela en était une autre ; il y en a d’autres que moi qui ont le même nom.
(Suivent beaucoup d’autres réponses aussi déraisonnables que celles-là.)
CHAPITRE VIII
Presque tous les renseignements que nous avons donnés sur cette affaire bizarre ne furent mis en valeur que dans le mémoire, dont nous avons déjà parlé, composé par Me Barbier, avocat de Pierre Bastian, et présenté par lui devant la Chambre des Mises en accusation, sur l’opposition faite par son client à l’ordonnance par laquelle le Juge d’instruction renvoyait celui-ci devant la juridiction compétente pour séquestration criminelle avec torture, crime puni de mort par l’article 344 du Code pénal. Nous ne nous étonnerons pas que Pierre Bastian ait été acquitté en appel après avoir été condamné par le Tribunal Correctionnel, mais bien plutôt que la Chambre des Mises en accusation, qui le renvoya devant le Tribunal Correctionnel le 7 octobre 1901, ait pu reconnaître – on ne sait comment :
1° Que, s’il n’y avait pas lieu de poursuivre M. Bastian pour séquestration arbitraire, par contre, il existait « contre ledit M. Bastian charge suffisante d’avoir volontairement… exercé sur la personne de sa sœur Mélanie, des violences de la nature de celles prévues et punies par l’article 311 du Code pénal.
« Ou, tout au moins, de s’être rendu complice dudit délit de violence ci-dessus spécifié, en aidant et assistant avec connaissance, l’auteur desdites violences (?) dans les faits qui les ont consommées ; délit prévu et puni par les articles 58 et 60 du Code pénal. »
Rien n’était moins prouvé, nous l’avons vu.
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