Nous estimons donc inutile de redonner ici les très insuffisants débats et plaidoyers de la correctionnelle.

Voici l’arrêt de la Cour d’appel :

« Après en avoir délibéré conformément à la Loi :

« Attendu qu’il résulte de l’instruction et des débats que l’internement ou la séquestration de la demoiselle Bastian étaient nécessités par son état mental ;

« Que pendant les premières années de cet internement, les soins nécessaires ne lui ont pas fait défaut, mais qu’après la mort de son père et quoique certains documents et surtout le testament de la veuve Bastian, témoignent que celle-ci avait pour sa fille une affection, d’ailleurs intermittente et déréglée, Mélanie Bastian a été laissée pendant de longues années, dans une chambre sans air et sans lumière, sur un grabat immonde et dans un état de malpropreté impossible à décrire ;

« Que si une alimentation abondante et même dispendieuse ne paraît lui avoir jamais manqué, l’absence complète de surveillance et de soins ont rendu cette précaution inutile, et que sans l’intervention opportune des magistrats, la méthode barbare qui avait présidé à son traitement n’aurait pas tardé à avoir pour elle une issue fatale ;

« Attendu que ces faits ont justement excité la réprobation publique et qu’ils font peser sur la mémoire de la veuve Bastian une responsabilité morale dont on ne saurait exagérer la gravité ;

« Mais attendu qu’en ce qui concerne plus particulièrement Pierre Bastian les faits de la cause ne peuvent tomber sous le coup d’une disposition pénale ;

« Qu’on ne saurait, en effet, comprendre un délit de violences ou voies de fait sans violences – qu’il n’est établi contre Bastian et même à la charge de sa mère aucun acte de ce genre, en dehors des faits de séquestration dont la Chambre des Mises en accusation a écarté le principe et que, si certains jurisconsultes pensent qu’un délit d’omission peut quelquefois y suppléer, ce n’est qu’autant que cette omission porte sur un devoir incombant juridiquement à son auteur ;

« Attendu que la loi du 19 avril 1898 punit, il est vrai, le fait de quiconque a privé un mineur de quinze ans des aliments ou des soins qui lui étaient dus, au point de compromettre sa santé, mais que cette loi nouvelle n’a pas été étendue aux aliénés ;

« Qu’elle suppose elle-même que le mineur ainsi privé de soins était confié, tout au moins pour les recevoir, à celui qui les lui a refusés ;

« Attendu qu’il n’apparaît point que Bastian ait jamais eu cette situation vis-à-vis de sa sœur ;

« Que pas plus dans les dernières semaines de son existence qu’auparavant, la veuve Bastian n’a supporté aucune atteinte à son autorité absolue, surtout de la part d’un fils qui n’habitait pas avec elle, qu’elle n’aimait pas et qu’elle a déshérité ;

« Que la mission qu’elle lui aurait confiée pendant cette dernière période, de veiller sur sa sœur, n’implique aucun abandon de cette autorité ;

« Qu’il n’est d’ailleurs pas établi qu’elle l’ait donnée, que Bastian l’a toujours niée et que les témoignages formels, aussi bien que les actes des domestiques qui auraient dû servir à son exécution, en sont nettement exclusifs ;

« Qu’en tout cas il n’est nullement démontré que ce soit avec une volonté consciente et bien délibérée que l’appelant aurait participé soit comme coauteur, soit comme complice, et en le supposant légalement criminel ou délictueux, aux actes dont sa mère paraît avoir été seule responsable ;

« Que sans doute, malgré ses infirmités, d’ailleurs partielles, il n’est pas permis de croire que Bastian ait ignoré l’état lamentable dans lequel se trouvait sa sœur, et que le rôle purement passif auquel il a cru devoir se résigner, ainsi que la froide impassibilité qui ne lui a inspiré aucune démarche efficace, méritent le blâme le plus sévère ;

« Que sa conduite ne tombant pas néanmoins sous le coup de la Loi pénale à laquelle les juges ne sauraient suppléer, il y a lieu pour la Cour de prononcer son acquittement.

PAR CES MOTIFS

« À l’endroit du jugement rendu le 11 octobre 1901, par le Tribunal correctionnel de Poitiers,

« Dit qu’il a été mal jugé, bien appelé ;

« Réforme en conséquence ledit jugement ;

« Émendant et faisant ce que les premiers juges auraient dû faire, et sans qu’il y ait lieu de faire autrement droit aux conclusions déposées :

« Renvoie Bastian des fins de la poursuite sans dépens.

« Ainsi jugé et prononcé en audience publique de la Cour d’appel, Chambre correctionnelle, à Poitiers, le 20 novembre 1901. »

L’affaire Redureau

La collection, dont voici le premier volume  (10)  , n’est point un recueil de Causes célèbres. Les « beaux crimes » ne sont pas ce qui nous intéresse ; mais bien les « affaires », non nécessairement criminelles, dont les motifs restent mystérieux, échappent aux règles de la psychologie traditionnelle, et déconcertent la justice humaine qui, lorsqu’elle cherche à appliquer ici sa logique : Is fecit eut prodest, risque de se laisser entraîner aux pires erreurs. L’affaire Redureau, par exemple, que nous exposons ici, nous montre un enfant docile et doux, reconnu parfaitement sain de corps et d’esprit, né de parents sains et honnêtes, qui, sans que l’on parvienne à comprendre pourquoi, égorge tout à coup sept personnes. « Psychologie normale », diront les médecins experts, c’est-à-dire non pathologique. Mais les ressorts de cet acte abominable ne sont ni la cupidité, ni la jalousie, ni la haine, ni l’amour contrarié, ni rien que l’on puisse aisément reconnaître et cataloguer.

Certes, aucun geste humain n’est proprement immotivé ; aucun « acte gratuit », qu’en apparence. Mais nous serons forcés de convenir ici que les connaissances actuelles de la psychologie ne nous permettent pas de tout comprendre, et qu’il est, sur la carte de l’âme humaine, bien des régions inexplorées, des terrae incognitae. Cette collection a pour but d’attirer sur celles-ci les regards, et d’aider à mieux entrevoir ce que l’on commence seulement à soupçonner.

Nous donnerons, sur les affaires que nous exposerons, le plus de renseignements possible, sans crainte de lasser le lecteur. Notre désir n’est pas de l’amuser, mais de l’instruire. Nous nous placerons en face des faits, non en peintre ou en romancier, mais en naturaliste. Un récit est souvent d’autant plus émouvant qu’il est plus sommaire ; mais nous ne nous préoccuperons pas de l’effet. Nous présenterons, en nous effaçant de notre mieux, une documentation autant que possible authentique ; j’entends par là non interprétée, et des témoignages directs.

C’est là une entreprise dont nous n’ignorons point les difficultés. Les documents de ce genre ne sont sans doute point tant rares, que particulièrement difficiles à atteindre ; aussi faisons-nous appel à tous ceux que ces questions intéressent, et qui seraient à même de nous en communiquer ou signaler d’importants.

I

Le 30 septembre 1913, le jeune Marcel Redureau, âgé de quinze ans, et domestique au service des époux Mabit, cultivateurs en Charente-Inférieure, assassinait sauvagement toute la famille Mabit, et la servante Marie Dugast : en tout sept personnes.

Rappelons d’abord, en quelques mots, de quoi il s’agit. Le mieux est de citer cette partie de l’acte d’accusation qui relate le crime :

« Le 1er octobre 1913, vers sept heures du matin, la dame Durant, ménagère au Bas-Briacé, qui avait coutume d’aller chaque jour s’approvisionner de lait chez les époux Mabit, ses voisins, fut très étonnée de trouver leur maison silencieuse et fermée.

« Sur le seuil de la porte se tenait, tout en larmes, n’ayant pour tout vêtement que sa chemise, le petit Pierre Mabit, âgé de quatre ans. Cet enfant, questionné, répondit que sa mère était à l’intérieur de la maison, où elle saignait abondamment, ainsi que sa grand-mère.

« Comme la dame Durant savait que Mme Mabit était dans un état de grossesse avancée, elle crut à un accouchement prématuré et se retira discrètement. Le sieur Gohaud, à qui les propos de l’enfant venaient d’être rapportés, s’approcha à son tour de la maison, et, poussant les contrevents de la fenêtre de la cuisine demeurés entrouverts, il aperçut, étendus sur le sol de cette pièce et gisant dans une mare de sang, les corps inanimés de Mme Mabit et de Marie Dugast, sa domestique. Un autre voisin, le sieur Aubron, étant survenu à son tour, se joignit à Gohaud, et les deux hommes, pénétrant alors dans la cuisine, constatèrent que les victimes avaient la gorge coupée. Sans prendre le temps de rechercher ce qu’avaient pu devenir les autres habitants de la maison, Aubron se rendit à bicyclette à la gendarmerie de Loroux-Bottereau. Deux militaires de cette brigade se transportèrent sur-le-champ au village du Bas-Briacé et entrèrent dans la maison Mabit, où un terrifiant spectacle s’offrit à leurs yeux. Ils découvrirent en effet qu’au lieu de deux victimes, il y en avait sept, et que tous les membres de la famille Mabit, à l’exception du petit Pierre, avaient été égorgés, de même que la jeune domestique, Marie Dugast.

« Tous les corps étaient affreusement mutilés et il apparaissait avec évidence que le meurtrier, non content de donner la mort, s’était acharné sur ses victimes avec une telle sauvagerie qu’il devenait impossible de faire le compte des coups portés, tant les blessures étaient rapprochées et multiples.

• • • • • • • • • • • • • • • • •

« Les gendarmes, surpris de ne rencontrer nulle part dans la maison le domestique, Marcel Redureau, aussi au service des époux Mabit, se mirent à sa recherche et le découvrirent dans un pavillon inhabité, près du domicile de ses parents, à cinq cents mètres environ de la maison du crime. Comme il portait au visage et sur sa chemise des traces de sang, il fut mis en état d’arrestation, et, après quelques hésitations, il avoua qu’il était l’unique auteur de tous ces meurtres.

« Pendant toute la durée de l’information, Marcel Redureau persista dans les aveux qu’il avait faits aux gendarmes et précisa dans ses divers interrogatoires, sans émotion apparente, les circonstances dans lesquelles il avait accompli ses crimes.

« Le 30 septembre, vers dix heures du soir, Mabit et lui travaillaient ensemble au pressoir. Le patron tenait la barre qui actionne la vis du pressoir, tandis que Redureau, debout sur la plate-forme, l’aidait dans cette besogne et secondait ses efforts. Comme le domestique montrait peu d’ardeur au travail, Mabit lui fit l’observation qu’il était un fainéant et que depuis quelques jours il n’était pas content de lui.

« Sur cette observation, Redureau, irrité, descendit du pressoir, et s’armant d’un pilon en bois, sorte de massue longue de cinquante centimètres qui se trouvait à portée de sa main, il en asséna plusieurs coups sur la tête de son maître qui, lâchant la barre, s’affaissa en poussant des gémissements. Voyant qu’il vivait encore, Redureau se saisit alors d’un énorme couperet désigné dans la campagne sous le nom de serpe à raisins, dont on ne se sert pas dans les vignes, mais qui est destiné à sectionner la masse des raisins entassés dans le pressoir.

« Cette arme, qu’il suffit de voir pour comprendre les terribles blessures qu’elle peut faire, se compose d’une lame très aiguisée, arrondie à son extrémité, pesant environ deux kilos cinq cents grammes, mesurant soixante-cinq centimètres de longueur et treize de largeur, supportée par un manche de bois long d’un mètre enviro  (11)  .

« À l’aide de cet instrument, Redureau ouvrit la gorge de son maître, qui râlait, et ne tarda pas à rendre le dernier soupir.

« Ce premier crime perpétré, l’inculpé affirme qu’il eut d’abord l’intention de prendre la fuite, mais que, s’étant dirigé vers la cuisine pour y reporter la lanterne du pressoir, il avait été interpellé par Mme Mabit, occupée à des travaux de couture avec Marie Dugast, et qui lui avait demandé ce que devenait son mari. Craignant qu’elle n’allât dans le pressoir, où elle aurait découvert le cadavre de ce dernier, Redureau forma le dessein de supprimer tous les témoins du crime, de manière à s’assurer ainsi l’impunité. Sans répondre à la dame Mabit, mettant à exécution son idée, l’inculpé retourna vers le pressoir ; il y prit le couperet ensanglanté dont il venait de faire usage, revint à la cuisine et assassina les deux femmes.

« La grand-mère, soit qu’elle ne dormît pas encore ou qu’elle eût été réveillée par le drame qui s’accomplissait à quelques pas d’elle, ne pouvait manquer de se porter au secours de sa bru. Il fallait qu’elle disparût à son tour. Aussi, sans perdre de temps, s’éclairant de sa lanterne, son couperet à la main, Redureau se dresse soudain devant elle et la tue.

« Restaient trois enfants, dont les cris d’épouvante étaient susceptibles d’attirer l’attention des voisins. Ils furent tous immolés ; l’enfant de deux ans, trop jeune, semblait-il, pour pouvoir inquiéter le criminel, ne fut pas plus épargné que les autres, et Redureau le frappa avec tant de férocité que, de son propre aveu, c’est sur le berceau de cette dernière victime qu’il brisa le manche du couperet.

« Le petit Pierre Mabit, qui couchait dans la cuisine et qui, peut-être terrorisé, peut-être endormi, n’avait pas crié, dut à cette circonstance de n’être pas compris dans cette tuerie monstrueuse.

« Redureau prit soin de reporter dans le pressoir, où il fut retrouvé le lendemain, l’instrument homicide dont il s’était servi, et, après avoir déposé sur la margelle du puits de la cour la lanterne couverte de taches de sang, il regagna sa chambre, où il passa le reste de la nuit. Le matin, il se dirigea vers le domicile de ses parents.

« Il affirme avoir eu des remords et la pensée de se noyer dans une pièce d’eau voisine ; mais, en tout cas, cette velléité fut passagère et il est permis de se demander s’il n’avait pas simplement imaginé de mouiller ses chaussures et l’extrémité inférieure de son pantalon, pour donner quelques vraisemblances à son simulacre de suicide  (12)  .

« L’inculpé appartient à une famille honorable et nombreuse. Il n’était au service des époux Mabit que depuis quelques mois.