Sa chambre était sale, votre sœur vêtue de façon malpropre. Elle était soignée par la femme Fazy, qui mourut en 1896.
R. : C’est exact.
D. : L’état de votre sœur s’aggravant, votre mère fit fermer les portes. Après la mort de la femme Fazy, nous assistons à un défilé de bonnes, qui ne consentent pas à rester en semblable milieu. Votre sœur ne sort plus de sa chambre ; elle réclame sa liberté ; elle appelle, jusqu’au moment où la police la trouve, en mai 1901.
R. : Tout cela est vrai.
D. : Le Commissaire Central arrive ; vous avez fait des difficultés pour le laisser pénétrer dans la chambre de votre sœur.
R. : Non ; mais j’ai voulu avoir l’autorisation de ma mère ; aucune objection de ma part.
D. : Pourtant, vous avez dit que votre sœur était atteinte de fièvre pernicieuse. Vous avez invoqué votre situation sociale, vos titres anciens.
R. : Jamais il n’a été dans ma pensée d’empêcher d’entrer M. le Commissaire Central.
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M. le Président donne lecture du procès-verbal de constat.
D. : N’êtes-vous pas impressionné ?
R. : Je suis épouvanté ; mais jamais je n’ai vu que l’extérieur. Sachant Mélanie toute nue, jamais je ne l’ai regardée, par un sentiment de pudeur. Jamais je n’ai vu que sa chevelure.
D. : Alors cet état de choses est tout nouveau pour vous ?
R. : Je ne me le figurais pas. J’étais loin de le penser.
D. : Votre sœur, transportée à l’Hôtel-Dieu, manifesta le plaisir d’être nettoyée, de respirer un air pur. Elle s’écria : « Comme c’est beau (4) »
R. : Tout le temps qu’elle est restée chez sa mère, Mélanie a eu en grande aversion la lumière. Elle ne pouvait pas la supporter ; c’était conforme à ses instincts.
D. : Vous n’aviez qu’à faire acte de volonté.
R. : Ma mère était maîtresse chez elle.
D. : À l’Hôtel-Dieu, on a constaté que votre sœur était très pudique, très sage. Pourquoi donc, alors, ces mesures de protection ?
R. : Ces mesures remontent fort loin. C’est feu mon père qui les a prises.
D. : J’ai vu dans le dossier qu’on ne voulait rien faire contre son gré. (De Mélanie ou de Mme Bastian mère ? la phrase reste ambiguë.)
R. : Oui ; pour éviter des scènes terribles.
D. : Vous ne deviez pas oublier que vous aviez affaire à une folle ; raison de plus pour lui imposer des soins, qu’elle a, du reste, agréés avec plaisir à l’Hôtel-Dieu.
R. : J’avais confiance dans les domestiques.
D. : Votre sœur était bien nourrie, si on peut dire cela d’une personne à laquelle on offre quelque chose, sans chercher à savoir si elle le mangeait.
R. : C’était là le devoir des bonnes.
D. : Vous alliez voir parfois votre sœur ?
R. : Oui ; je cherchais parfois à la distraire (5) , mais la conversation était difficile.
D. : Dans ses moments de lucidité, que disait-elle ?
R. : Je ne puis répondre que ceci : souvent j’ai demandé à ma mère de mettre ma sœur dans une maison de santé. Auprès de la fenêtre, je lisais le Journal de la Vienne. Jamais je n’ai été incommodé par l’odeur.
(Nous reviendrons plus tard sur cette dernière affirmation. Suivent plusieurs demandes et réponses où Pierre Bastian répète qu’il ne s’est jamais rendu compte de l’état affreux d’abandon où était laissée sa sœur.)
D. : Vous avez proposé, à votre mère, disiez-vous, de mettre votre sœur dans une maison de santé. Pourquoi n’avez-vous pas agi ?
R. : J’ai tellement insisté que ma mère m’a mis à la porte.
D. : Quels étaient vos rapports avec votre mère ?
R. : J’avais pour elle un grand respect filial. Mais, entre nous, il y a toujours eu conflit. Soit au point de vue des intérêts, soit quand il s’agissait de ma sœur.
D. : Vous vous incliniez devant votre mère ; mais n’y avait-il pas des questions délicates ?
R. : J’ai le cœur trop haut placé pour m’abaisser à des bassesses.
À une question du Président, Pierre Bastian dit qu’il n’a ni bon odorat ni bonne vue. Dans la rue, il ne reconnaît même pas ses amis.
D. : Cependant, vous écrivez. Vous faites de la peinture d’après nature.
R. : Dans mes aquarelles, il y a une grande différence entre mes tableaux et l’original.
D. : On vous reproche de n’avoir rien tenté pour mettre un terme à la situation de votre sœur. Vous avez voulu qu’elle continuât à gémir sur un immonde fumier.
R. : Jamais je n’ai eu pour ma sœur que des sentiments d’affection et de dévouement.
C’est sur cette phrase que prit fin l’interrogatoire.
En plus de la saisie opérée dans la chambre de Mélanie Bastian, le Juge d’instruction prit dans le cabinet de travail de M. Bastian, et déposa au Greffe du Tribunal, comme pièces à conviction :
1° Un cahier cartonné portant les suscriptions suivantes : « Secours aux blessés militaires – comité central de Paris – liste des anciens soldats blessés ayant sollicité un secours de la société de la Croix-Rouge, domiciliés à Poitiers ou dans le département de la Vienne » ;
2° Une liasse de documents enfermés dans une chemise verte portant la suscription : « Société Saint-Vincent-de-Paul » ;
3 °Cinquante-six aquarelles faites par M. Bastian, renfermées dans une chemise verte ;
4 °Cinquante-quatre dessins au crayon ou aquarelles faits par M. Bastian et renfermés dans une chemise verte ;
5° Un projet d’article nécrologique concernant M. le comte de T… ;
6° Les notes de la conférence faite par M. Pierre Bastian le 16 mai 1896 sur : l’assistance aux soldats blessés avant la convention de Genève et pendant la guerre de 1870 ;
7° Une feuille de papier écolier qui se trouvait sur le bureau de M. Bastian et sur laquelle on lisait : « Nous tenons à donner à nos lecteurs des renseignements précis qui établissent sous son véritable jour l’affaire qui a jeté dans notre ville une si vive émotion en mettant en question la responsabilité d’un de nos plus sympathiques concitoyens. » Ce commencement d’article est de la même écriture que celle de tous les documents saisis.
Interrogé une autre fois, Pierre Bastian dit encore :
« Les inscriptions qu’on a relevées, tracées sur le mur de la chambre que ma sœur occupait avant 1882 (?)… ces inscriptions, où il est surtout question du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie, n’ont aucune importance. Je reconnais cependant qu’elles indiquaient dans l’esprit de ma sœur des pensées religieuses que j’attribue à des hallucinations. Je dois dire que jamais ma sœur ne m’a fait connaître son désir d’entrer en religion. »
Et à propos d’autres inscriptions, tracées par Mélanie Bastian sur les murs de l’autre chambre qu’elle occupa après 1882 (date de la mort de M. Bastian père), inscriptions relatives à la liberté ravie et à la solitude, une phrase en particulier : « Il faut vivre et mourir au cachot toute la vie », Pierre Bastian répond :
— Ce sont des phénomènes psychologiques que je ne cherche pas à expliquer ; du reste, j’attachais si peu d’importance aux inscriptions qui étaient sur les murs, que je ne les ai même pas lues.
D. : Il résulte de la déposition de plusieurs témoins que votre sœur faisait souvent entendre des cris et des appels au milieu desquels étaient distinctement perçus les mots de « police, justice, liberté » et de « prison ». M. Jacob a, le 16 août 1892, entendu les paroles suivantes : « Qu’ai-je fait pour être enfermée ; je ne mérite pas ce supplice horrible. Dieu n’existe donc pas, qu’il laisse souffrir ses créatures ainsi ? Et personne pour venir à mon secours ! »
R. : Tous ces cris n’ont aucune signification ; dans la bouche de ma sœur, ces paroles n’ont aucune valeur ; elle ne les prononçait que dans les moments de crise et de démence. Devant moi elle n’a jamais appelé au secours ou réclamé sa liberté. J’ai simplement constaté qu’elle employait des expressions très ordurières, notamment le mot « m… » au milieu de ses fureurs ; elle paraissait s’adresser à un être imaginaire ; il était impossible de lui faire entendre raison ; plus on lui parlait et plus elle s’emportait.
D. : Comment expliquez-vous que ces surexcitations et ces fureurs aient tout à coup cessé, dès l’admission de votre sœur à l’Hôtel-Dieu, pour faire place à une douceur qui ne s’est pas démentie un instant ?
R. : Il est probable que la grande émotion qu’elle a traversée aura provoqué dans sa folie une crise salutaire.
On demande à Pierre Bastian comment il se fait que Mme Pierre Bastian n’ait jamais revu sa belle-sœur depuis l’époque de son mariage (1874). « Et comment se fait-il que votre fille n’ait jamais vu sa tante ? »
R. : Une raison d’ordre moral a déterminé ma mère à empêcher sa belle-fille et sa petite-fille de voir ma sœur. Cette dernière employait des mots très orduriers.
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