J’ai partagé, dans une certaine mesure, le sentiment de ma mère et je n’ai pas insisté.

Interrogée à son tour, Marie-Dolorès Bastian, fille de Pierre Bastian, dit : « Deux fois par semaine j’allais chez ma grand-mère, le jeudi et le dimanche, vers trois heures ; souvent je n’étais pas reçue ; quand j’étais admise auprès d’elle, la conversation languissait vite, elle m’entretenait uniquement des difficultés qu’elle avait avec ses domestiques et de ses maladies ; n’étant pas habituée à recevoir d’elle des caresses, j’étais paralysée en sa présence et je ne disais pas grand-chose : l’entretien durait environ une demi-heure et je partais après avoir demandé, quand j’y songeais, des nouvelles de ma tante Mélanie. Ma grand-mère me répondait toujours : “Elle va bien.” »

Ecoutons à présent Mme Bastian mère.

« Jamais je n’ai songé à séquestrer ma fille, que j’aimais tant. Elle a toujours été libre de circuler dans la maison ; mais je dois dire que depuis vingt-cinq ans elle s’est volontairement enfermée dans sa chambre ; je peux même ajouter : dans son lit, car je crois que depuis 1876, peut-être même avant, elle s’est obstinée à rester dans son lit, malgré mes efforts et ceux de mon mari pour lui faire prendre l’air.

« … Elle a toujours été d’une santé très délicate… Malgré cela, elle a pu faire ses études. Elle aimait le travail et surtout la lecture.

« … Jeune fille, elle a peu fréquenté le monde…

Elle aimait surtout à fréquenter les églises, et je pensais qu’elle avait la vocation de religieuse.

« Il n’a jamais été question pour elle d’aucun projet de mariage. Je suis au surplus convaincue qu’elle n’aurait jamais voulu se marier.

« En 1872, je crois, ma fille a été atteinte d’une fièvre pernicieuse très grave et qui a mis ses jours en danger. Depuis lors, elle n’a plus voulu voir personne. Cependant elle est allée à Mont-de-Marsan, au mariage de son frère qu’elle aimait beaucoup. Peu après son retour à Poitiers, elle est restée constamment enfermée dans sa chambre ; elle a refusé de mettre des vêtements, sous prétexte qu’elle n’avait pas la force de les porter, tant elle était faible. Elle mangeait très peu, et était déjà extrêmement maigre.

« Elle n’était point folle, mais elle avait des allures très étranges. Elle ne voulait pas coucher dans des draps ; elle refusait de porter une chemise… Elle n’était heureuse que lorsqu’elle était entièrement recouverte d’une couverture…

« Il y a déjà plusieurs années que le médecin ne vient pas la voir, car elle n’était pas malade. »

Quand on lui décrit l’état où on a trouvé sa fille, elle répond que depuis trois mois, souffrante, elle n’allait plus la voir. Auparavant, elle montait deux fois par jour ; elle avait vu toute la saleté, mais Mélanie ne voulait pas qu’on la touchât.

D. : Les domestiques vous ont souvent demandé de faire changer les couches et de laisser nettoyer votre fille. Vous avez toujours refusé.

R. : Ce sont des menteuses. Ce sont deux drôlesses.

…………………………

R. : Si j’ai commis une faute, ce n’était pas dans l’intention de faire mourir ma fille. Je me suis toujours sacrifiée pour elle.

Mme Bastian entra dans la prison le 24 mai 1901, vers six heures du soir. On la mit immédiatement à l’infirmerie.

Elle paraissait très souffrante ; pourtant, gardait quelque appétit et ne se plaignait pas trop. Le 6 juin son état commença d’empirer. Elle protestait de son innocence, demandait qu’on la laissât partir, arguant que son fils avait déjà quitté la prison, et, à plusieurs reprises, malgré sa faiblesse et son état de prostration, s’occupa de rassembler ses affaires en paquets. La nuit du 7 fut très pénible. À cinq heures du matin, la malade demanda à boire. L’infirmière qui restait auprès d’elle, se rendant compte que la mort était proche, fit prévenir le gardien chef, qui fit appeler l’aumônier et le docteur. Ce dernier arriva pour assister à l’agonie. Il fit de vains efforts pour ranimer Mme Bastian, qui s’éteignit tout doucement, à neuf heures et demie. Quelques minutes avant l’arrivée du docteur, Mme Bastian s’était écriée : « Ah ! ma pauvre Mélanie ! »

CHAPITRE III

Mélanie Bastian arriva à l’Hôtel-Dieu de Poitiers, le 23 mai 1901, vers sept heures du soir.

J’ai sous les yeux une grande photographie prise aussitôt après son entrée à l’hôpital, photographie que reproduisirent les grands périodiques illustrés de l’époque. On n’imagine rien de plus impressionnant que le regard de cette pauvre fille, et son sourire – car elle sourit, d’un sourire angélique, idyllique, mais comme futé, presque narquois.

Elle est dans un état de saleté épouvantable, nous disent les témoins de l’époque. La face, d’une blancheur de cire, est très émaciée. Le corps, d’une maigreur excessive, recouvert, par places, d’une épaisse couche de crasse. Les ongles des mains et des pieds sont très longs.

Les cheveux forment une masse compacte de plus d’un mètre de longueur, trente centimètres de largeur, et quatre à cinq centimètres d’épaisseur… C’est un feutrage compact, formé par les cheveux mêlés aux matières excrémentielles et aux débris de nourriture.

L’odeur qui se dégageait de cette masse était si épouvantable que les docteurs autorisèrent les personnes présentes à fumer. Cette masse de cheveux était toute du côté gauche, le côté droit de la tête ne présentant que quelques mèches d’un frottement continuel avait réduites et usées par suite de la position que Mélanie Bastian avait conservée pendant tout le temps qu’elle était restée étendue sur son grabat, couchée sur le côté droit, recroquevillée sur elle-même.

Le poids total de Mélanie Bastian à son entrée à l’hôpital était de cinquante et une livres trois cents. L’on s’étonne que la pauvre fille ait pu vivre tant d’années dans un dénuement si sordide, dans une obscure atmosphère, si empestée qu’elle fait reculer chacun. Son état de faiblesse, à son entrée à l’hôpital, était tel que l’aumônier, craignant un accident mortel immédiat, crut devoir lui administrer aussitôt le sacrement de l’Extrême-Onction.