Pourtant, c’est seulement en 1984 que parut la première traduction de La Terre est ronde, que nous reprenons ici1. Elle est due à Marc Dachy, qui était historien de l’art, spécialiste des avant-gardes (de Dada en particulier). En 1978, la revue Luna Park, qu’il avait créée et qu’il animait, consacrait un numéro spécial à Gertrude Stein. La Terre est ronde traduite par Dachy trouva donc tout naturellement sa place chez Transédition, maison qui éditait également la revue. Sa réédition aujourd’hui, dans un format accessible, a vocation à faire découvrir ou redécouvrir ce très beau texte à un lectorat nouveau, jeune ou moins jeune, mais toujours philosophe.

Donald Sutherland disait en effet de La Terre est ronde que c’était « un livre pour les enfants et les philosophes ». C’est que l’on s’y pose beaucoup de questions, dont les racines, dans la littérature, sont profondes.

Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que l’on appelle une rose

Avec tout autre nom serait aussi suave2.

Juliette est à son balcon et soupire ; on l’empêche d’aimer Roméo parce qu’il s’appelle Montaigu. Pour pouvoir s’unir à lui, il lui faut le renommer : le baptiser une nouvelle fois et qu’il renaisse libéré de toute filiation, sauf cet amour choisi. C’est le nom propre qu’il faut changer, car c’est lui qui tisse le destin tragique des amants. Mais convoquant la rose, Juliette élargit son discours au nom commun. Son anticratylisme naïf – changer le nom de la chose ne changerait pas la chose – joue d’un exemple qui n’est pas choisi au hasard. Rose, dans l’argot de la Renaissance, c’est aussi le sexe de la femme ; c’est encore, dans la pièce de Shakespeare, l’ancienne maîtresse de Roméo, la belle et vite oubliée Rosaline3. Juliette veut dire aussi que Roméo peut bien l’aimer (et que son sexe sent tout aussi fort) même si elle ne s’appelle pas Rose…

Rose était son nom et aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose. Elle y songeait souvent et puis elle y songeait encore.

Dès le premier chapitre, Gertrude Stein place La Terre est ronde dans l’ombre de ces vers de Shakespeare, pour prendre au sérieux la question rhétorique de Juliette. La Terre est ronde aurait été écrit pour une petite Rose de huit ou neuf ans. Elle était la petite-fille de la baronne Pierlot, amie et voisine de Gertrude Stein (celle-ci louait en effet une maison de campagne à Bilignin, dans l’Ain, près du château de Béon où vivait la famille d’Aiguy-Pierlot), et la fille de May Tagnard d’Aiguy qui traduisit, pendant la guerre, certaines de ses œuvres4. Mais le nom de Rose attirait Stein depuis bien plus longtemps, et ce texte tardif n’est que l’aboutissement d’une adresse récurrente à ce mot qui est nom commun et nom propre. Il y a le (trop) fameux « Rose est une rose est une rose », apparaissant pour la première fois dans un poème de 1913, « Sacred Emily », et puis toutes ses reprises, jusqu’à son inscription brodée et circulaire sur le linge de maison. Cette signature, la petite Rose de La terre est ronde la répète, gravant l’aphorisme en rond sur un arbre. Ce faisant, elle prend aussi en charge une tension construite progressivement dans l’œuvre de Stein autour du nom. D’abord indifférent, dans des romans et poèmes à clé des premières années du siècle, où l’essence du sujet survit au pseudonyme qui le masque, le nom devient capital pour Stein, inchangeable, allant jusqu’à déterminer, dans Quatre en Amérique (1934, non traduit), « le caractère et la carrière » de celui qui le porte, et aboutir, dans Les guerres que j’ai vues (1946), à cet écho assumé : « Shakespeare a bien dit qu’une rose aura toujours le même parfum, quel que soit le nom qu’on lui donne, mais est-ce vrai ? Je ne le crois pas5. » Moins qu’un rejet de l’anticratylisme de Juliette, c’est une mise en doute ; et c’est ce doute qui est le moteur du récit de La Terre est ronde, parce qu’il vient, précisément, de l’enfance.

Pourquoi, en effet, fallait-il une petite Rose (ou : que Rose fût petite) pour rejouer ce drame du nom ? C’est peut-être que Rose, livrée à l’essentiel désarroi enfantin envers sa propre identité, était la mieux à même pour relancer les questions de Stein sur le nom et d’en faire la matière d’un conte, c’est-à-dire d’un récit qui explore, sans tout à fait y répondre, les angoisses inconscientes de l’enfance, et leurs échos dans l’âge adulte.

Or Rose va découvrir que son nom est, littéralement, chargé de sens. L’enfant est constamment associée à la lettre « o » ; comme chez Shakespeare d’ailleurs, le « o » a une charge érotique, représentant le sexe féminin (la rose de Juliette qui a tous les attributs de Rosaline, fille commune, nom commun de la fille ; mais est, en sus, Juliette). « Tout d’un coup Rose sut que dans Rose il y avait un o et un o c’est rond, oh cher pas un son » : c’est Rose qui découvre son corps, en même temps d’ailleurs qu’elle rencontre son cousin Willie (et tous ses « i » dressés). La fin du texte révélera d’ailleurs qu’ils ne sont pas vraiment cousins, « juste comment personne ne le sait exactement, et donc ils se marièrent et eurent des enfants et chantèrent avec eux et parfois chanter faisait pleurer Rose parfois cela rendait Willie de plus en plus excité ». Rose n’aurait pas pu s’appeler autrement, parce que la lettre du nom est inscrite dans son corps. L’onomastique porte donc l’érotisme du texte, récit classique de la découverte de la sexualité, dans lequel un lion rencontré sur le chemin est venu remplacer le loup des contes traditionnels. Dans ce jeu du nom, il fallait une enfant et qu’elle s’appelât Rose.

La maison William R. Scott commanda pour le livre des illustrations à Clement Hurd, qui proposa une série d’images en rose et bleu, à la fois très douces et sachant, pourtant, rendre compte des angoisses qui imprègnent le texte et tourmentent sa petite héroïne. Stein eut l’occasion de correspondre avec Hurd et se déclara enchantée des dessins. Mais elle aurait préféré, malgré tout, un certain Francis Rose, dont elle parvint à imposer les dessins à l’éditeur britannique du livre, B. T. Batsford.