Elle avait en effet, à l’automne de sa vie, jeté son dévolu sur ce peintre aujourd’hui oublié, en qui elle croyait déceler le nouveau Picasso. Il est généralement considéré comme l’ultime erreur de jugement de celle qui fut, pourtant, l’une des plus grandes collectionneuses d’art du début du XXe siècle. Mais il faut entendre, au-delà du jugement esthétique que l’on peut porter sur son travail, le nom de Francis Rose (d’ailleurs tout à fait authentique). Celui-ci ne saurait être étranger au goût de Stein pour l’artiste, à son désir de le soutenir et qu’il peigne sa petite Rose : car c’est à cette condition peut-être, celle de l’homonymie, de la gémellité, du dédoublement (précisément ce que Rose craint ou désire : « aurait-elle été Rose si elle avait été une jumelle »), que Rose est une rose est une rose.
De quoi, alors, Gertrude Stein est-elle le nom ? De cette caricature de poète expérimentale à moitié admirée, à moitié méprisée, dont il faut se demander sans cesse si c’est une pose ? (Non, c’est une rose.) On croit trop souvent que la lecture de Stein est réservée aux universitaires qui en font leur spécialité. Mais la force de son langage est qu’il possède une simplicité paradoxale, une évidence, une puissance immédiate, que l’analyse a posteriori remet en cause et prend le risque de faire oublier. Ainsi, cette transformation tardive de Stein en écrivaine pour la jeunesse, si fortuite qu’elle ait été, est d’une pertinence extrême et urgente. Sans doute un enfant sait-il, sent-il mieux que l’universitaire ce que Stein veut dire et faire. Elle écrira encore deux livres pour ce public, qui cette fois ne seront pas des commandes : le Livre de lecture (1946, traduit par May Tagnard d’Aiguy, mère de Rose), et À faire : un livre d’alphabets et d’anniversaires (publié à titre posthume, non traduit). Ces textes, comme d’autres des années 1930 et 1940, sont syncrétiques : ils reprennent des thèmes, mais aussi des phrases, des paragraphes, déjà explorés ou utilisés ailleurs ; ils les ré-agencent, les répètent et par là, selon la formule steinienne bien connue, « insistent ». Ce que l’on pourrait interpréter comme un signe de fatigue, d’essoufflement, il faut plutôt le voir comme un effort de circonscription d’aphorismes essentiels, qui sont appelés à devenir la signature (le nom) de Stein – tels l’originel, original « Rose is a rose is a rose ». Blanchot enfin :
Je me souviens d’un vers de Gertrude Stein : A rose is a rose is a rose. Pourquoi nous trouble-t-il ? C’est qu’il est le lieu d’une contradiction perverse. D’un côté, il dit de la rose qu’on ne peut rien dire qu’elle-même et qu’ainsi elle se déclare plus belle que si on la nommait plus belle ; mais, d’autre part, par l’emphase de la réitération, il lui retire jusqu’à la dignité du nom unique qui prétendait la maintenir dans sa beauté de rose essentielle. La pensée, pensée de rose, résiste bien ici à tout développement, elle est même pure résistance ; a rose is a rose : cela signifie qu’on peut la penser, mais qu’on ne peut rien se représenter à son sujet et pas même la définir (au point que, comme on l’a suggéré, la tautologie pourrait n’être que le refus entêté de définir). Mais a rose is a rose is a rose… vient à son tour démystifier le caractère emphatique de la nomination et de l’évocation d’être ; le « est » de la rose et le nom qui la glorifie comme rose à jamais sont, l’un et l’autre, déracinés et tombent dans la multitude du bavardage, bavardage qui à son tour surgit comme la manifestation de toute parole profonde, parlant sans commencement ni fin6.
Bavardage, parole de l’enfance et pour l’enfance : le conte, et son récit sur le langage. Blanchot cite l’aphorisme-signature dans une forme où l’on commence par l’article indéfini ; où la rose répétée trois fois est seulement nom commun. Cette forme n’est pas fausse et on la trouve effectivement chez Stein ; mais la formulation originaire est bien celle-ci, plus ambiguë : « Rose is a rose is a rose », où la fille et la fleur se mêlent jusqu’à l’indistinction. C’est à cela, aussi, que touche l’aventure de La Terre est ronde : à la découverte du nom « propre », si répandu, si polyvalent qu’il fût ; à ce paradoxe éternel que la langue est partagée, que la voix est unique – de même qu’il y a l’anglais, et puis l’anglais de Stein.
Chloé THOMAS
Paris, février 2018
1. Remarquons que, la même année, paraît chez Tierce une autre traduction, sous le titre Le monde est rond. Elle est due à Françoise Collin et Pierre Taminiaux, et sera reprise au Seuil, dans la collection « Points », en 1991.
2. William Shakespeare, Roméo et Juliette, acte II, scène 2, traduit par Yves Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1968, p. 57.
3. Pour une analyse détaillée de ces vers de Shakespeare et des différents sens de la « rose », on renvoie à David Lucking, The Shakespearean Name, Berne, Peter Lang, 2007. Voir aussi au texte de Jacques Derrida, « L’aphorisme à contretemps », écrit à l’occasion d’une mise en scène de Roméo et Juliette par Daniel Mesguich et publié dans William Shakespeare, Roméo et Juliette, Paris, Papiers, 1986 ; repris dans Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987.
4. On doit à May Tagnard d’Aiguy, notamment, la traduction française de Paris France (Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2018).
5. Gertrude Stein, Les guerres que j’ai vues, traduit par R. W. Seillière, Paris, C. Bourgois, 2011, p. 154.
6. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 503-504.
La Terre est ronde
1
Rose est une rose
Autrefois la terre était ronde et on pouvait tourner autour et autour.
Partout il y avait quelque part et partout là il y avait hommes femmes enfants chiens vaches sangliers petits lapins chats lézards et animaux.
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