Il y avait seulement là comme partout des gens riches et des gens qui ne l'étaient pas, et des familles prépondérantes par leur fortune ou leur popularité. Il y avait aussi, auprès de la ville, des châteaux où vivaient retirées de vieilles familles, boudeuses, souvent besoigneuses qui, en face d'une cité où le travail, l'industrie, le commerce appelaient la fortune, nourrissaient leur inaction de souvenirs, de rancunes et de rêves. Elles se montraient rarement dans la ville; mais aux grandes fêtes, religieuses surtout, elles y descendaient se mêler à des foules populaires, grossières, mal odorantes [3], qu'y versaient les populations d'alentour, attirées par l'attrait éternel que les villes exercent sur les campagnes. On pouvait y voir alors des regards étonnés et hautains venir se croiser avec des regards défians ou hostiles.
L'Alighieri, que le signor Folco Portinari avait invité à la fête qu'il donnait, demeurait à Florence dans une maison voisine de la sienne. Il appartenait également au parti Guelfe: les Alighieri étaient Guelfes par tradition de famille. Il était donc du même bord, si ce n'est du même monde. S'il portait un nom honorable, et s'il y a lieu de croire qu'il possédait une certaine aisance, il ne paraît pas avoir tenu une grande place dans le monde de Florence. Il se rendit avec son fils Dante, qui venait d'atteindre sa neuvième année, à cette sorte de garden party.
Suit le récit de la première rencontre du jeune Dante avec la fille de Folco Portinari. [4]
Ce n'est donc qu'après un intervalle de plusieurs années après cette courte entrevue, qui ne paraît pas s'être renouvelée, que le récit reprend. Les deux jeunes gens avaient environ dix-sept ans.
On s'est étonné que, vivant dans la même ville et dans un voisinage très rapproché, le jeune homme n'eût pas trouvé d'occasion de se rapprocher d'elle «bien qu'il cherchât toujours à la voir». Il peut cependant paraître assez naturel que la toute jeune fille d'un personnage riche et important ne fréquentât pas beaucoup les rues, ou du moins sans être très accompagnée, et qu'un jeune garçon de condition modeste, et sans relation directe avec sa famille, ne se sentit pas autorisé par une simple rencontre à l'aborder. Il nous rend du reste lui-même très bien compte de l'intimidation que son approche exerçait sur lui. [5]
Une critique plus sérieuse a trait au mariage de Béatrice avec le cavaliere Simone dei Bardi [6] et à l'impossibilité de faire tenir la mort de son père et son mariage et sa propre mort dans le court espace de temps que comporte le récit du Poète. [7]
C'est à Boccace que nous devons ces détails, uniformément répétés depuis, sur la foi de son Commentaire sull' amore per Beatrice [8], et, fait remarquer l'un des commentateurs les plus autorisés du Poète, faut-il accepter aveuglément tout ce qu'il nous raconte, sans faire la part de sa propre imagination, de la facilité avec laquelle, à cette époque, on s'en rapportait aux racontars, ou aux témoignages les moins respectables, ou encore de la vanité de ceux qui, voyant la gloire du Poète grandir aussitôt après sa disparition, voulurent lui avoir appartenu par un lien quelconque? [9]
Tout cela est fort judicieux sans doute. Mais, est-ce bien ainsi qu'il faut considérer la Vita nuova? Ce n'est pas une biographie précise ni une chronologie exacte que nous devons y chercher. Lorsque le Poète a rassemblé ses souvenirs, il a fait un choix parmi eux, il les a retouchés, il y a introduit des interpolations et ne s'est sans doute pas inquiété de leur donner une forme rigoureusement suivie.
Qu'importe après tout que la femme aimée de Dante se soit appelée Béatrice, qu'elle ait été ou non la fille d'un Portinari, et, plus tôt ou plus tard, épouse d'un Simone dei Bardi? «c'est à Florence qu'elle est née, qu'elle a vécu et qu'elle est morte.» Voilà ce qu'il nous faut retenir de cette figure énigmatique. C'est à l'âme du Poète que nous devons nous attacher. Et il n'est pas un reflet de cette âme, pas une ligne ou un vers du poème, qui ne garde tout son prix, indépendamment de toutes les circonstances qui peuvent être rattachées à son récit.
NOTES:
[1] Béatrix signifie «celle qui porte bonheur....» (OZANAM, Oeuvres complètes, t. VI, p. 95).
[2] BÉDIER, les fêtes de Mai et les commencemens de la poésie lyrique en France (Revue des Deux Mondes, lère mai 1896).
[3] Che sostener lo puzzo del villan d'Aguglione. (La Divine Comédie, Il Paradiso, chant XVI.)
[4] Voir page 28.
[5] Voir pages 45 et 58.
[6] Le cavaliere Simone dei Bardi était un riche commerçant comme l'étaient à cette époque les personnages les plus importans de Florence.
[7] Voir le chap. XIX et les suivants. Il faut ajouter que l'on ne connaît pas l'époque de ce mariage, et que l'on a pu émettre cette supposition, que l'héroïne du roman n'était pas une jeune fille, mais une femme mariée!
[8] BOCCACCIO, Commento sulla Commedia, 1273.
[9] SCARTAZZINI, Fu la Beatrice di Dante la Figlia di Portinari (Giornale Dantesco, an 1, quad. in).
CHAPITRE III
A ciascun alma presa e gentil cuore....
Ce sonnet se divise en deux parties; dans la première, je salue et demande la réponse. Dans la deuxième est indiqué à quoi l'on doit répondre. Cette deuxième partie commence à: à peine étaient arrivées....
Les réponses suivantes ont été adressées à l'auteur du sonnet.
CINO DA PISTOJA. [1]
Tout amoureux désire [2]
Que son coeur soit connu de sa Dame.
Et c'est cela que l'Amour a entendu te montrer
Lorsque ta Dame humblement
S'est repue de ton coeur brûlant,
Pendant son long sommeil,
Enveloppée d'un manteau et insensible.
L'Amour se montrait joyeux en venant
Te donner ce que ton coeur désirait,
En unissant ainsi deux coeurs.
Et quand il connut la peine amoureuse
Qu'il avait infusée en elle,
Il partit en pleurant de compassion pour elle.
GUIDO CAVALCANTI.
Tu as vu à mon avis toute perfection, [3]
Et tout ce que l'homme peut sentir de bon et de bien,
S'il est dominé par le puissant Seigneur
Qui gouverne le monde de l'honneur.
Il vit [4] la où meurt toute peine,
Et il s'établit dans tous les esprits tendres,
Et il vient charmer les rêves de ceux
Dont il a pris les coeurs. Voyant
Que la mort demandait votre Dame,
Et la craignant pour elle, il la nourrit de ce coeur.
Quand il te sembla qu'il s'en allait en gémissant,
Ce fut un doux sommeil qui s'achevait,
Car le réveil te gagnait.
L'interprétation de ce premier sonnet de Dante a été l'objet d'une infinité de controverses et d'interprétations. Que signifie ce contraste entre la joie que témoignait l'Amour en arrivant, et son chagrin quand il partit?
Il faut entendre d'abord que le rôle assigné à l'Amour par le Poète, dans les circonstances où il simule son intervention, n'est autre chose que la traduction de ce qui se passait dans son esprit.
La joie vient ici de l'espérance ou de la révélation que son amour sera partagé. Le chagrin vient de la crainte ou du pressentiment de l'issue funeste de cette passion. Cette issue sera-t-elle la mort de Béatrice ou une séparation fatale? Avait-il, derrière les illusions dont ne se départ guère une passion exaltée, le sentiment que son union avec Béatrice se heurterait à des obstacles infranchissables? On a encore supposé que Béatrice était déjà promise, ou même mariée a Simone dei Bardi. Mais il serait inutile de s'arrêter à des circonstances qui ne peuvent être encore que de simples suppositions.
Il importe de remarquer que dans le sonnet, c'est-à-dire dans ce que nous devons considérer comme la rédaction primitive, «le retour vers le ciel» ne gisse verso il cielo, n'existe pas. On ne le trouve que dans la prose ajoutée longtemps après, et alors que Béatrice était montée nel gran secolo.
Un véritable pressentiment de la mort de Béatrice, dont on a cru rencontrer des traces dans bien des passages de la Vita nuova, ne pouvait exister dès cette époque naissante de sa vie amoureuse et dès cette première expression formulée et publiée d'une passion encore secrète.
Ne serait-ce pas simplement l'expression d'une profonde mélancolie propre au caractère même du poète et à la nervosité qui le domina dès son enfance, et propre aussi à cette époque où les esprits et les consciences étaient livrés à un trouble inexprimable, et plongés dans une atmosphère de doute angoissant, que les esprits d'élite subissaient aussi bien que les foules?
Les idées et les raisonnemens suivaient alors, si l'on veut me permettre cette manière de parler, des procédés perdus aujourd'hui et bien difficiles à retrouver. Les écrivains les plus distingués, à qui nous devons tant de commentaires précieux de l'oeuvre dantesque, ont peut-être eu le tort de trop chercher la logique et la clarté modernes dans des esprits faits autrement que les nôtres.
La réponse de Guido n'est pas moins difficile à déchiffrer que le sonnet de Dante. J'ai dû la traduire aussi littéralement qu'il m'était possible, sans me préoccuper des interprétations auxquelles elle pouvait être soumise.
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