Cela aussi est typiquement américain. D’autres écrivains célèbres, Stephen Crane, auteur de L’Insigne rouge du courage, ou Scott Fitzgerald, deviennent romanciers en quelque sorte par défaut de virilité : ils auraient préféré faire la guerre ou jouer au football…
Si son œuvre est une défense et illustration des valeurs américaines – l’un de ses premiers romans s’intitule d’ailleurs The American –, James, qui passe pourtant la majeure partie de sa vie en Europe, prendra la nationalité anglaise, peu avant sa mort, par amour déçu de son pays, en protestation contre la lenteur des États-Unis à s’engager dans la Première Guerre mondiale. Car il pense que l’Amérique, pour se développer, ne doit pas oublier qu’elle a sa source dans des valeurs européennes, même corrompues par le temps.
James est un admirateur de Flaubert et de Tourgueniev, qu’il considère les meilleurs représentants des grandes traditions française et russe. Un Américain, dans la tradition du melting-pot, se doit d’incorporer dans son œuvre ce que d’autres parties du monde ont produit de meilleur, afin de produire quelque chose de nouveau qui surpassera ce qui est venu avant : c’est cela, le rêve américain.
Dans sa troisième période, celle des très grands romans, James complexifie sa phrase – ce qui le fera comparer à Proust – afin d’explorer ce nouveau continent romanesque qu’est la plongée dans l’intériorité radicale de l’être, l’analyse de la conscience poussée aux frontières de l’inconscient. William, son frère bien-aimé, est le fondateur de l’école psychologique américaine et tous deux, sensibilisés à la question par le problème de leur sœur, sont très tôt avertis de la pensée freudienne.
Dans les histoires jamesiennes, le sujet est souvent inspiré du fait divers. Grand ami de Stevenson, Henry appartient à l’époque des romanciers journalistes, grands voyageurs ou aventuriers. L’auteur a lu un article de journal, ou bien, comme il l’explique à propos de L’Élève, on lui a raconté une histoire vécue et il la fera sienne. C’est le traitement qui est novateur, le romancier s’entendant à donner un twist inattendu et souvent diabolique au stéréotype. Ainsi définit-il (car James est aussi un grand théoricien, qui aime à expliquer comment il travaille) le titre du Tour d’écrou, une de ses œuvres les plus célèbres. On a donc, en lisant un texte jamesien, le même plaisir de lecture que celui que l’on trouve aux grands victoriens, auquel s’ajoute la perspective de la modernité, comme si l’on ouvrait enfin la fenêtre d’un de ces salons au décor foisonnant et confortable, mais
aussi sombre et étouffant, caractéristiques du moment, laissant enfin entrer la lumière.
Par ailleurs James, malgré sa complexité, a été et continue à être abondamment adapté à la télévision et au cinéma. Entre autres, Jane Campion s’est attaquée à Portrait de femme et James Ivory aux Bostoniennes, sans oublier la magnifique adaptation du Tour d’écrou réalisée par Jack Clayton sous le titre Les Innocents. De ce classique du cinéma fantastique (car James, mystique par tradition familiale, n’hésite pas à exploser à l’occasion les frontières du réel), Amenabar donna une variation récente avec Les Autres, réutilisant Nicole Kidman, déjà au centre du film de Campion. En France, Les Ailes de la colombe, où Isabelle Huppert trouve un de ses premiers grands rôles, a été adapté par Benoît Jacquot, et L’Élève par Olivier Schatzky – Vincent Cassel, tout juste sorti de La Haine, campant là avec finesse un précepteur escroqué.
Cette faveur du septième art s’explique par l’imagination essentiellement visuelle de l’auteur. Henry James s’intéressait beaucoup à la photographie, art phare de l’époque, et l’on peut dire que son œuvre, comme celle de Stendhal, contient déjà en germe le cinéma. Cela étonne d’abord chez ce maître du monologue intérieur, annonçant ces modernes intégraux que seront Virginia Woolf et James Joyce. Toutefois, sous l’écriture qui peu à peu atteint la limite d’une déstructuration, la base du récit reste linéaire, dans le registre traditionnel du mélodrame. Ce qui le fait éclater, c’est la technique du point de vue multiple, dont James est le grand théoricien. Dans les grands romans, plusieurs personnages donnent leur vision de l’histoire, et plusieurs paires d’yeux, préfigurant la caméra, tournent autour du personnage principal, permettant d’en cerner la complexité.
La vie privée de James est un mystère, que de gigantesques biographies ne sont pas parvenues à cerner tout à fait. On sait beaucoup de choses, car il avait une vie familiale, amicale et mondaine fournie, et il produisit, en homme de son temps, une abondante correspondance. On sait donc où et quand, mais pas toujours quoi. Les exégètes se sont plu à s’étriper à propos d’un rapport énigmatique à la sexualité. James plaisait aux femmes et les aimait aussi, mais de loin. On a beaucoup parlé d’homosexualité, cependant on ne trouve qu’une amitié amoureuse vite interrompue par la déception lors de l’âge mûr. Or, si c’était tabou pour le grand public, on ne se cachait guère de ces choses-là dans le milieu artistique du temps, comme le montre l’affaire Oscar Wilde. Le plus probable est qu’une extrême hypersensibilité l’empêchait de passer à l’acte, ce qui est loin d’être aussi rare qu’on le croit. Il appelait mystérieusement sa difficulté « le mal obscur».
Revenant au cinéma, on pense à Hitchcock, qui n’a jamais adapté d’œuvre jamesienne, mais dont on imagine ce qu’il aurait fait d’un thriller comme Les Raisons de Georgina, ou même de Dans la cage dont le climat londonien évoque ses premiers films anglais. Or Hitchcock, bien que marié, se vantait de son impuissance, racontant même qu’il ne serait passé à l’acte qu’une seule fois, dans le but de concevoir sa fille. Il s’en disait, dans son dialogue avec François Truffaut, fort satisfait, car cela lui permettait de consacrer toute son énergie libidinale à son œuvre. Quant au climat de sexualité caractéristique de ses films, Hitchcock l’explique par la sublimation. De même, chez James, si l’acte sexuel n’est jamais décrit, ce que l’époque ne justifie que partiellement, les personnages tremblent au bord de la réalisation d’un acte qui se révèle impossible par excès de délicatesse.
1 comment