Quand « la chose » semble quand même avoir eu lieu, cela reste une hypothèse toujours remise en question, et cette question devient obsession menant à la folie (Le Tour d’écrou). Comme si l’auteur faisait sienne la maxime freudienne : « Là où ils aiment ils ne désirent pas, là où ils désirent ils n’aiment pas. »

Une célèbre caricature montre Henry James, à l’âge mûr, en gros monsieur chauve et bedonnant (dans le portrait tout aussi célèbre réalisé par Sargent, l’auteur ressemble à un banquier). Il se tient dans le couloir d’un hôtel, devant la porte fermée d’une chambre. Au bas de la porte, deux paires de chaussures, une d’homme, l’autre de femme, comme il était d’usage de les déposer pour les retrouver cirées au matin. L’auteur, l’air quelque peu sardonique, se penche et, nous tournant le dos, regarde par le trou de la serrure…

Lorsque nous lisons James, nous nous identifions à ce regard myope, car ce que l’on discerne est un peu vague, perpétuellement incertain. Mais aussi, en même temps, comme souvent chez les myopes, cet œil est perçant et quelque peu intrusif. Le flou permet de percevoir autre chose de plus profond, plus mystérieux et finalement plus intéressant… Dans la pornographie, plus ce que l’on nous montre est précis, plus on sait que l’on ne voit rien. Ce que James, lui, nous décrit est invisible à l’œil nu : « eyes wide shut », et c’est le monde fantasmatique qui se dévoile. Comme chez les hystériques chères à Freud, qui en fit les héroïnes sexuelles du « monde d’hier » de la bourgeoisie triomphante, puritaine et obsédée, la sexualité, d’être absente ou interdite, investit chez James chaque mot, chaque geste, chaque centimètre de peau. Chassez le désir par la porte, il revient par toutes les ouvertures que l’auteur se plaît à ménager pour le plaisir de son lecteur, car, il l’affirmait lui-même, « la maison de la fiction a de nombreuses fenêtres ».

Des trois fenêtres qui s’ouvrent ici, la première, Lady Barberina, est une comédie douce-amère. Le pigeon promis à se faire rouler, c’est l’Américain trop sûr de lui car il croit que le monde d’où il vient est le meilleur du monde. Il souhaite juste, afin de l’améliorer encore un peu, y transplanter une fleur rare, rejetonne de l’aristocratie britannique. James excelle à monter le duel, caractéristique de son temps, entre le Yankee parti pour l’Europe dans le but de vaincre sans peine sur un continent à bout de souffle, et l’autochtone faussement prêt à se laisser cueillir. Mais tel est pris qui croyait prendre, et le barbare se laisse finalement soumettre par les séductions frelatées d’une Rome qui en a vu d’autres.

Jackson Lemon (James aime jouer avec les noms: « a lemon» désigne aujourd’hui un film raté, un nanar) est un jeune médecin, profession honorée outre-Atlantique mais méprisée de l’aristocratie britannique. Celle-ci, désargentée, ne dédaigne pourtant pas d’unir ses filles aux gogos dorés sur tranche fraîchement débarqués du bateau. Lord et lady Canterville (to canter, c’est aller au petit galop) ont justement plusieurs filles à marier, et fort peu de fonds.

Jackson Lemon est nouvellement riche grâce à son père, et James se fait un plaisir de montrer le pourrissement produit par l’excès de richesse dans une société puritaine: doué pour la recherche, il se laisse aller en conséquence de sa fortune. Il cherche les plaisirs, et lady Barberina Canterville est grande et très belle. Sa fortune permet au « petit » Jackson Lemon de s’acheter ce qu’il y a de mieux, or l’Europe est pour ses pareils une espèce de grand magasin de luxe. C’est l’époque où les milliardaires américains font venir de France ou d’Italie statues antiques, tableaux de maîtres et châteaux en pièces détachées. Jackson, lui, rêve de s’offrir une œuvre d’art vivante: ce sera lady Barb, comme les Yankees mal dégrossis ne tarderont pas à l’appeler (« a barb », c’est un piquant, Jackson devrait se méfier). Certes, elle manifeste très peu d’enthousiasme à l’idée d’aller vivre à New York; c’est parce qu’elle n’en connaît pas encore les merveilles, pense Jackson, persuadé qu’une créature aussi placide ne pourra que s’adapter : « Jackson Lemon n’était pas anglomaniaque, mais il admirait les caractères physiques des Anglais – leur teint, leur tempérament, leur texture; et lady Barberina lui donnait l’impression d’en être un merveilleux résumé sous une forme souple et virginale. Il y avait quelque chose de simple et de robuste dans sa beauté; elle avait la tranquillité des anciennes statues grecques, sans la vulgarité des joliesses et des minauderies modernes. Sa tête était antique ; et quoique sa conversation fût tout à fait contemporaine, Jackson Lemon s’était dit qu’il y avait sûrement dans son âme une certaine sincérité primitive en harmonie avec le modelé de son visage. »

Un des arguments de lady Barb, c’est sa froideur. On retrouvera cela chez Georgina, l’héroïne du second récit. Chez James, l’amour n’est pas aimé. Le bel oiseau est peu pressé de se laisser attraper, ce qui donne à l’amoureux l’illusion du plaisir de la chasse. Ce sport est pourtant une tradition bien britannique. Encore une fois, le nom de la dame nous indique que le barbare, donc celui qui a l’avenir devant lui, n’est pas forcément celui que l’on pense. L’Europe est rouée comme une vieille courtisane. Jackson Lemon se méfie d’autant moins que la magnifique proie n’a qu’un petit cerveau : « […] peu importait qu’elle ne fût pas d’une intelligence frappante.