Une intelligence frappante n’entrait pas dans la forme harmonieuse du composé anglais ; elle faisait partie des minauderies modernes, résultat des nerfs modernes. »
Jackson paiera cette condescendance : sous-estimer l’autre est toujours une erreur. Ce qu’attend lady Barb, c’est le contrat de mariage à l’anglaise, avec rente garantie.
À peine arrivée en Amérique, lady Barb s’ennuie et ne pense qu’à rentrer en Angleterre. L’intégration, sésame pour s’en sortir là-bas, est étrangère à son vocabulaire. Avec son ironie coutumière, James souligne qu’au pays de la liberté, on est souvent plus conventionnel qu’en Angleterre, patrie des excentriques. Il en profite pour faire une de ces descriptions de la vie new-yorkaise où il excelle, avec ses générations, ses quartiers, ses classes et sous-classes. Le premier chantre amoureux de New York, avant Woody Allen, c’est Henry James.
Pour tout couronner, la jeune sœur de lady Barb, lady Agatha, qui l’a accompagnée, s’entiche d’un vrai barbare, aventurier de la frontière sans le sou, et se laisse avec enthousiasme enlever par l’homme des bois…
À la fin de l’histoire, Lemon vit mélancoliquement en Angleterre, ayant abandonné toute velléité de recherche médicale. Lady Barb mène la vie qu’elle a toujours aimée, mais avec l’argent du mari yankee pour soutenir son train de vie. La sœur et l’homme du Far West sont là aussi, entretenus par le même, désireux d’éviter le scandale. Comme souvent, le conquérant s’est fait prendre, dans un second temps, aux filets du vaincu. Ce que nous montre James ici, avec l’ironie un peu amère et l’humour pince-sans-rire qui le caractérisent, c’est que si cette ancienne colonie qu’est l’Amérique est déjà partie pour recoloniser le vieux monde, celui-ci a toujours plus d’un tour dans son sac.
Les Raisons de Georgina est un texte plus noir. S’il se passe entre New York et l’Italie, les protagonistes sont américains. L’opposition passe ici entre ceux qui ont de
la morale et ceux qui n’en ont pas, et on les trouve cette fois à l’intérieur du même pays. C’est ce qui trompe Raymond Benyon, bien qu’un léger malaise l’avertisse dès le départ de l’erreur qu’il s’apprête à commettre: « C’était certainement une fille singulière, et s’il sentit, à la fin, qu’il ne la connaissait pas, ni ne la comprenait, il n’est pas surprenant qu’il l’eût senti dès le début. Mais il sentit au début ce qu’il ne sentit pas à la fin, que cette singularité prenait la forme d’un charme auquel – une fois que les circonstances les eurent rendus intimes – il était impossible de résister, ou qu’il était impossible de conjurer. Il avait une impression étrange (qui parfois s’élevait à une nette détresse, et lançait à travers la sensation d’un plaisir moral la foudre d’un soudain accès de névralgie) : qu’il valait mieux pour chacun d’eux couper court et ne plus jamais se revoir. Des années plus tard, il appela ce sentiment une prémonition, et se souvint de deux ou trois occasions où il avait été sur le point de l’exprimer à Georgina. En fait, il ne l’exprima bien entendu jamais ; il y avait à cela plein de bonnes raisons. »
Dès le début du récit, on se sent de plain-pied avec ce qui nous est raconté. Cet être qui ne comprend pas celui qu’il aime, qui sent vaguement que ce qu’il ne comprend pas l’attire, qui voudrait se carapater mais reste enchaîné par ce qui le fait souffrir, qui perçoit où il ne doit pas aller et pourtant s’y jette quand même, c’est vous, c’est moi, c’est chacun de nous. De même que Jackson Lemon, avec son désir d’attraper ce beau papillon qu’est lady Barberina, son envie de s’offrir ce qui n’est pas pour lui, tout en ignorant les avertissements de ses amis, et cette petite musique insistante et exaspérante qui, dans sa tête, lui susurre de se tenir tranquille, celui qui fait son propre malheur avec la perversité d’un
gamin désobéissant, c’était nous aussi. Parce que nous sommes des modernes, nous sommes incapables, tout en le connaissant, d’écouter l’avertissement de Pascal : « Tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne sait pas demeurer tranquille dedans une chambre. » C’est pire, évidemment, depuis qu’il y a des TGV, des avions et des téléphones portables. Nous avons le loisir de nous catapulter vers les ennuis à une vitesse de plus en plus grande: vive le progrès !
En 1884, un siècle avant l’utopie totalitaire d’Orwell, désormais bien dépassée, c’est déjà comme ça. James possède le talent suprême du romancier: mettre d’emblée le lecteur de son côté. Lorsque c’est fait, le pari est déjà gagné, et l’on peut alors jouer avec lui autant que l’on veut, lui faire avaler n’importe quoi ou presque.
Georgina, qui fait partie de la petite bourgeoisie américaine, est toutefois le sosie de lady Barb : « une belle et grande fille, avec de magnifiques yeux froids, et, aux lèvres, un sourire dont la parfaite douceur offrait bien des compensations ». « Elle avait l’air d’une duchesse », dira encore James de la terrible Georgina Gressie (dans ce nom de famille, on entendra comme un diminutif du mot « agresser »).
L’amour de Jackson Lemon pour lady Barb, comme celui de Raymond Benyon pour Georgina, c’est l’esclavage aux pieds de la mère traîtresse, qui jamais ne vous rendra votre dévotion car elle en préfère un autre, plus fort que vous. Dans le nom de Benyon, on trouve, avec la prononciation anglophone, l’écho du mot obedient (« obéissant »), mais aussi la racine ben (« fils »). Si ces femmes ont la splendide immobilité des statues, c’est qu’elles sont inhumaines. Et c’est pour cela qu’elles attirent. Il y a de la gorgone dans ces créatures, qui figent sur place l’homme sur qui leur regard s’arrête.
Décidément, l’histoire de Georgina est un film noir. Elle dit aimer Benyon, et ce dernier voit ses doutes apaisés par de brefs éclairs de passion. Plus l’autre est froid, plus on rêve de l’enflammer… Cependant Benyon, qui est dans la marine, attend, afin de pouvoir entretenir son ménage, un avancement qui risque d’être tardif.
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