Les parents de Georgina ne voient pas cette fréquentation d’un bon œil. Comme dans l’histoire précédente, l’argent est le moteur du drame bourgeois: il y en a toujours un des deux qui n’en a pas, ou pas assez, sinon où serait l’intrigue ?

Georgina suggère alors un mariage secret. Elle fait promettre à son amoureux de se taire tant qu’elle le voudra. Benyon est incapable de rien lui refuser. Il ne comprend pas : une fois mariés, pourquoi ne pas le dire tout de suite? Mais Georgina est une créature mystérieuse et lointaine, et Raymond la respecte; c’est une erreur. Respecter l’autre est aussi une façon de ne pas l’approcher de trop près. Or James, nous le savons, préfère aimer de loin, comme son héros.

Puis Raymond part sur des mers lointaines, tandis que Georgina se rend en Italie avec une amie de la famille, Mrs Portico. Mrs Portico est une de ces matrones jamesiennes, veuves ou lointainement divorcées, qui s’entendent à protéger la jeunesse pour mieux l’abîmer, afin de lui faire passer l’envie d’être jeune, justement. Comme la Mme Merle de Portrait de femme, ou comme la tante de Washington Square, elles parviennent, avec la meilleure intention du monde, à pourrir la situation. Ainsi que l’indique l’origine du nom de Mrs Portico, ce sont des commères de comédie italienne.

Si Georgina veut aller en Italie, ce dont ses parents se réjouissent, croyant l’éloigner ainsi du danger, c’est qu’elle est enceinte. Elle accouche en secret et confie son bébé à une paysanne des collines. Raymond ne sait rien, et Mrs Portico, qui commence elle aussi à se sentir dupe, n’est pas plus que lui capable de comprendre les raisons d’une conduite aussi glaciale.

Georgina rentre à New York, laissant derrière elle l’enfant. Raymond, sans nouvelles, s’éprend d’une autre, Kate Theory. La théorie, James adore ça. Kate est le contraire de Georgina : chaleureuse, généreuse, intelligente, elle veille sur une sœur phtisique.

Les jeunes filles tuberculeuses, belles et pâles dans la mort, sont partie intégrante de l’imaginaire victorien. Henry James a eu l’une d’entre elles, sa cousine, pour grand amour de jeunesse. Elle est morte à temps pour qu’il puisse la pleurer toute sa vie. Cela ne se remplace pas, sauf par la littérature: les choses sont tout de même bien faites. Dans la froideur de lady Barb et de Georgina, on peut d’ailleurs percevoir un écho de celle d’Henry lui-même, fouillant méthodiquement les papiers de son amour de maturité, la romancière Constance Cooper, nièce du grand Fenimore du Dernier des Mohicans, qui mourut seule et abandonnée à Venise, suicidée peut-être, et dont il craignait que sa correspondance ne recelât la trace d’une promesse non tenue.

Raymond apprend que Georgina s’est remariée avec un homme riche. Tranquillement bigame, elle lui refuse le divorce: surtout pas de scandale. Quand Raymond, incapable de trahir la promesse qu’elle se fait fort de lui rappeler, lui demande ses raisons, elle les donne: c’est l’orgueil, et l’horreur de l’interdit. Georgina est une femme moderne, mais une femme moderne, au XIXe siècle, ne peut l’être que dans le silence, comme l’héroïne également énigmatique du roman de John Fowles, La Femme du lieutenant français.

Raymond est un homme d’honneur, donc du passé, contrairement à Georgina, femme de l’avenir, pour qui la notion d’honneur n’existe pas. Raymond honore Georgina, qui se fiche de lui, et abandonne Kate, qui a le malheur de l’attendre. Comme de nombreux récits jamesiens, Les Raisons de Georgina renferme un secret encrypté. Ce secret, c’est que le secret même n’est pas nécessaire. Il ne sert à rien d’autre qu’à contaminer tout le reste, ce que savent fort bien les familiers de la cure psychanalytique.

Avec Dans la cage, le troisième récit, nous descendons encore dans l’échelle sociale. L’héroïne de cette dernière histoire n’est pas appelée par son nom, elle est seulement « elle ». Sa situation, nous dit l’auteur, est « celle d’une jeune femme menant, dans un enfermement encadré et grillagé, la vie d’une pie ou d’un cochon d’Inde ».

Nous savons d’emblée qui est, dans cette affaire, la proie, mais le chasseur mettra quelque temps à se présenter. En effet, la jeune femme est télégraphiste. C’est une bourgeoise anglaise déclassée, dont la famille est tombée dans la pauvreté, autant dire l’anonymat.