Les animaux que l’on chasse, tue et mange n’ont pas de nom. Ceux qui en ont, ce sont les autres, les clients, les prédateurs. Ils en ont d’ailleurs plusieurs, car ils en changent quand ça les arrange, pour mener plus tranquillement leurs intrigues. Le bureau où l’héroïne travaille étant à Mayfair, ces clients sont des gens chics. À travers leurs télégrammes, l’héroïne apprend beaucoup sur leur vie dissolue. Depuis sa cage, elle les regarde s’agiter élégamment, comme elle lécherait une vitrine où seraient exposées des robes trop chères pour elle.
Le chasseur se présente finalement sous les espèces d’un certain capitaine Everard. Un patronyme d’origine française, chez James, est toujours mauvais signe. Les Français, peuple papiste, sont pour ce protestant rompus à l’équivoque. Comme Jackson et comme Raymond,
l’héroïne s’offre avec constance à se faire plumer par le bel aventurier : car James n’est pas misogyne, et le malheur est chez lui bien partagé entre les sexes.
Seule des trois histoires, Dans la cage contient une sorte de happy end aigre-doux, que l’on n’aura pas le mauvais goût de dévoiler. Il s’agit, comme les deux autres, d’un texte sur le charme de l’inaccessible. Et James, qui comme tout romancier qui se respecte s’entend à faire rêver, sait que le rêve est un doux poison qui aide à se résigner. S’il est douloureux, il permet quand même d’embaumer la vie, comme le parfum du même nom.
Catherine RIHOIT
1. Cité par R. Ellmann, avant-propos à F. O’Connor, Les Hôtes de la nation, Maren Sell/Calmann-Lévy, 1996.
LADY BARBERINA
(1884)
I
Il est bien connu qu’il n’y a guère au monde de spectacle plus brillant que celui qu’offrent les allées principales de Hyde Park par un bel après-midi de juin. C’était tout à fait l’opinion des deux personnages qui, par une magnifique journée du début de ce mois, il y a quatre ans, s’étaient installés sous les grands arbres, sur deux chaises de fer (les grosses, avec des accoudoirs, pour lesquelles, si je ne me trompe, on paie deux pence), en tournant le dos à la lente procession du « Drive », les visages tournés vers la plus vive agitation du « Row ». Ils étaient perdus dans la multitude des observateurs, et appartenaient, superficiellement du moins, à cette catégorie de gens qui, où qu’ils soient, se rangent du côté des spectateurs plutôt que de celui du spectacle. Ils étaient paisibles, simples, âgés, d’un aspect assez neutre; ils vous auraient beaucoup plu, si jamais vous aviez pu les remarquer. Néanmoins, au milieu de cette foule brillante, c’est à ces obscurs que nous devons accorder notre attention. Je prie le lecteur de me faire confiance ; je ne lui demande pas une vaine concession. Il y avait dans les visages de nos amis quelque chose qui indiquait qu’ils vieillissaient ensemble, et qu’ils appréciaient suffisamment leur compagnie réciproque pour ne pas voir d’objection même à cette obligation, si c’en était une.
Le lecteur aura deviné qu’ils étaient mari et femme ; et peut-être aura-t-il deviné, tant qu’il y est, qu’ils étaient de cette nationalité qui considère que Hyde Park en pleine saison est l’endroit le plus représentatif. C’étaient pour ainsi dire des étrangers familiers ; et des gens à la fois aussi initiés et aussi détachés ne pouvaient qu’être américains. Cette constatation, vous ne l’auriez cependant faite qu’après un moment de réflexion; car il faut admettre qu’en surface, ils exhibaient peu d’indices patriotiques. Ils avaient un tour d’esprit américain, mais très subtil ; et à vos yeux – si vos yeux s’y étaient intéressés – ils auraient pu paraître de lignée anglaise, ou même continentale. C’était comme s’il leur convenait d’être incolores; leurs couleurs étaient toutes dans leur conversation. Ils n’étaient nullement rutilants ; ils étaient plutôt gris, d’une teinte monotone. S’ils étaient captivés par les cavaliers, les chevaux, les promeneurs, la grande exposition de la richesse, de la santé, de la beauté, du luxe et du loisir anglais, c’était parce que tout cela se référait à d’autres impressions, parce qu’ils avaient la clef de presque tout ce qui nécessitait une réponse – parce que, en un mot, ils étaient capables de comparer. Ils ne débarquaient pas, ils étaient seulement de retour; et leurs regards tranquilles exprimaient beaucoup plus les retrouvailles que la surprise. On peut aussi bien dire d’emblée que Dexter Freer et sa femme appartenaient à cette catégorie d’Américains qui ne cessent de « passer par » Londres. Possesseurs d’une fortune dont les limites, de n’importe quel point de vue, étaient nettement visibles, ils n’étaient pas en mesure de disposer de ce luxe suprême – une habitation dans leur propre pays.
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