Ils trouvaient bien plus facile d’économiser à Dresde ou à Florence qu’à Buffalo ou Minneapolis. L’économie était grande, mais l’inspiration l’était encore plus. À partir de Dresde, à partir de
Florence, en outre, ils faisaient des excursions qui n’auraient pas été possibles autour de ces autres cités ; et il est même à craindre qu’ils eussent des méthodes d’économie assez coûteuses. Ils venaient à Londres pour acheter leurs malles, leurs brosses à dents, leur papier à lettres ; et parfois même ils traversaient l’océan pour s’assurer que les prix en Angleterre n’avaient pas changé. C’était un couple éminemment social ; ils s’intéressaient avant tout aux personnes. Leur point de vue était toujours si nettement humain qu’ils passaient pour être friands de ragots ; et ils savaient certainement beaucoup de choses au sujet des affaires des autres. Ils avaient des amis dans chaque pays, et dans chaque ville; et ce n’était pas leur faute si les gens leur racontaient leurs secrets. Dexter Freer était grand et mince, avec des yeux attentifs, un nez plus relevé que tombant, mais proéminent. Il coiffait ses cheveux, qui étaient striés de blanc, vers l’avant, par-dessus ses oreilles, avec ces boucles qu’on voit aux portraits des messieurs rasés de près d’il y a cinquante ans, et portait un foulard démodé et des guêtres. Sa femme, petite personne replète au visage blanc et frais et à la chevelure encore parfaitement noire, souriait perpétuellement, mais n’avait plus jamais ri depuis la mort d’un fils qu’elle avait perdu dix ans après son mariage. Son mari, de son côté, était d’habitude fort grave, mais se livrait en de grandes occasions à une retentissante gaieté. Les gens se fiaient moins à elle qu’à lui; mais cela n’avait guère d’importance, car elle se fiait suffisamment à elle-même. Sa robe était toujours noire ou grise, et était d’une simplicité si harmonieuse qu’on voyait qu’elle s’y sentait bien; elle n’était jamais élégante par hasard. Elle était pleine d’intentions, de la sorte la plus judicieuse ; et quoiqu’elle ne cessât de parcourir le monde, elle avait l’air d’être parfaitement sédentaire. Elle était célèbre pour la promptitude
avec laquelle elle donnait à une chambre d’hôtel où elle ne devait passer qu’une nuit ou deux l’aspect d’un appartement habité depuis longtemps. Avec des livres, des fleurs, des photographies, des tissus vite répartis – elle trouvait même la plupart du temps le moyen d’avoir un piano – l’endroit avait une allure presque héréditaire. Ce couple venait d’arriver d’Amérique, où il avait passé trois mois, et était maintenant prêt à affronter le monde avec quelque chose de cette allégresse que les gens ressentent à voir confirmée une prévision. Ils avaient trouvé leur pays natal vraiment ruineux.
« Le voilà de nouveau ! dit Mr Freer en suivant des yeux un jeune homme qui passait lentement à cheval le long du Row. Quel magnifique pur-sang ! »
Mrs Freer posait des questions en l’air uniquement lorsqu’elle voulait avoir le temps de réfléchir. Mais à présent elle n’avait qu’à chercher à voir de qui parlait son mari.
« Le cheval est trop grand, déclara-t-elle au bout d’un moment.
— Tu veux dire que le cavalier est trop petit, répliqua son mari. Il chevauche ses millions.
— Ce sont vraiment des millions?
— Sept ou huit, m’a-t-on dit.
— C’est écœurant ! »
Voilà la façon dont Mrs Freer traitait ordinairement les grosses fortunes du jour.
« J’aimerais qu’il nous voie, ajouta-t-elle.
— Il nous voit, mais il ne veut pas nous regarder. Il est trop embarrassé; il n’est pas à l’aise.
— Embarrassé par son grand cheval?
— Oui, et par sa grande fortune ; il en a plutôt honte.
— C’est un curieux endroit pour se montrer, alors, dit Mrs Freer.
— Je n’en suis pas sûr. Il va trouver ici des gens plus riches que lui, des grands chevaux à foison, et ça le réconfortera. Peut-être aussi cherche-t-il cette fille.
— Celle dont nous avons entendu parler? Il ne peut pas être bête à ce point.
— Il n’est pas bête, dit Dexter Freer. S’il pense à elle, c’est qu’il a une bonne raison.
— Je me demande ce qu’en dirait Mary Lemon.
— Elle dirait qu’il a raison de le faire, s’il le fait. Elle pense qu’il ne peut pas mal agir. Il l’aime énormément.
— Je ne suis pas certaine qu’elle dirait cela s’il ramène au pays une épouse qui la méprisera.
— Pourquoi cette fille la mépriserait-elle? C’est une femme délicieuse.
— La fille ne le reconnaîtra jamais… et si elle le reconnaît, cela ne changera rien ; elle méprisera tout.
— Je ne le crois pas, ma chère ; elle aimera beaucoup certaines choses. Tout le monde sera très gentil avec elle.
— Elle en méprisera d’autant plus le monde. Mais nous en parlons comme si c’était décidé ; je n’y crois pas du tout, dit Mrs Freer.
— Ma foi, il est certain que quelque chose de ce genre… avec elle ou avec une autre… se produira tôt ou tard », répondit son mari en se tournant légèrement vers le delta que forme, près de l’entrée du parc, la divergence des deux grandes perspectives du Drive et du Row.
Nos amis avaient tourné la tête, comme je l’ai dit, vers le majestueux roulement des voitures et la masse dense des badauds qui avaient choisi de s’entasser devant cette partie du spectacle.
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