Comme nous nous l’étions
chuchoté à l’oreille l’une de l’autre pendant que nous étions seules dans la
voiture, il était sûr que milady était allée chez Job Gregson et nous étions
trop anxieuses de voir la fin de tout cela pour dire que nous étions fatiguées.
Nous partîmes donc ensemble pour Hathaway.
Mr. Harry Lathom était un gentleman-farmer de
trente à trente-cinq ans, plus à l’aise à la chasse que dans un salon et avec
des compagnons de sport qu’avec les dames.
Milady, assurément, ne descendit pas ;
c’était à Mr. Lathom d’aller au-devant d’elle, et elle invita le maître
d’hôtel – qui tenait plutôt du garde-chasse, fort différent de notre
magnifique gentleman poudré d’Hanbury – de porter ses compliments à son
maître et de lui dire qu’elle désirait lui parler. Vous pouvez penser le
plaisir que nous éprouvions à l’idée que nous allions assister à la
conversation. Mais nous en eûmes ensuite un peu de remords en voyant combien
notre présence augmentait la confusion du pauvre jeune homme, qui aurait déjà
trouvé assez pénible de répondre aux questions de milady, même sans la présence
de deux jeunes filles fort éveillées.
— S’il vous plaît, Mr. Lathom, commença
milady, un peu brusquement, tant elle était pleine de son sujet, qu’est-ce que
l’entends dire au sujet de Job Gregson ?
Mr. Lathom semblait ennuyé et vexé, mais il
n’en laissa rien percer dans sa réponse.
— J’ai délivré un mandat d’arrêt contre lui,
milady, pour vol, c’est tout. Vous connaissez sans doute sa réputation :
un homme qui tend des pièges et des filets dans les fourrés et pêche partout où
il lui en prend fantaisie. Il n’y a guère de distance entre le braconnage et le
vol.
— Rien n’est plus vrai, répliqua Lady Ludlow
(qui avait précisément horreur du braconnage pour ce motif), mais j’imagine que
vous n’allez pas envoyer un homme en prison en raison de sa mauvaise
réputation.
— Coquin et vagabond, dit Mr. Lathom. On
peut envoyer un homme en prison parce que c’est un vagabond, milady ; non
pas pour un acte particulier, mais à cause de sa conduite en général.
Il parut avoir le dessus pour un instant. Mais
elle répliqua.
— Mais, en l’espèce, le crime dont on
l’accuse est celui de vol ; sa femme vient de me dire qu’il peut prouver
qu’il était à une distance de plusieurs milles de Holmwood, où a eu lieu le
vol, pendant toute l’après-midi ; elle dit que la preuve vous en a été
fournie.
Mr. Lathom interrompit ici milady, en disant
d’un ton assez maussade :
— Je n’avais aucune preuve de ce genre quand
j’ai délivré le mandat d’arrêt, milady. Je ne suis pas responsable de la
décision des autres magistrats et n’ai pas à m’inquiéter des nouveaux
témoignages qu’ils avaient pu recevoir lorsque, sur ma demande, ils ont envoyé
ce misérable en prison.
Milady ne montrait pas souvent de signes
d’impatience ; mais nous nous rendions compte de son irritation par le
petit tapotement de son soulier à haut talon contre le fond de la voiture. Au
même moment, placées comme nous l’étions à l’arrière, nous aperçûmes à travers
la porte ouverte la silhouette de Mr. Gray, se détachant dans l’ombre du
hall. Sans aucun doute, l’arrivée de Lady Ludlow avait interrompu une
conversation entre lui et Mr. Lathom. Mr. Gray n’avait pas dû perdre
un mot de ce qui venait de se dire, mais milady ne s’en doutait pas et opposa à
la déclaration d’irresponsabilité de Mr. Lathom l’argument même qui était sorti
deux heures auparavant de la bouche de Mr. Gray et lui avait été répété
par nous.
— Voulez-vous dire, Mr. Lathom, que vous
ne vous regardez pas comme responsable de toute injustice ou de tout mal que
vous auriez pu empêcher, et que vous n’empêcherez pas ? Que dis-je ?
dans ce cas, le premier germe de l’injustice a été votre propre erreur. Je voudrais
que vous ayez été avec moi, il y a une heure, et que vous ayez vu la misère de
la demeure de ce pauvre diable.
Elle avait baissé la voix et Mr. Gray
s’approcha involontairement, comme pour entendre ce qu’elle disait. Nous le
vîmes et certainement Mr. Lathom entendit le bruit de son pas, et il le
savait derrière lui, approuvant chaque mot à lui adressé. Il devint de plus en
plus buté. Mais, enfin, milady c’était milady et il n’osait pas se laisser
aller devant elle comme il l’eût fait avec Mr. Gray. Lady Ludlow
cependant, lut son entêtement sur sa figure, et cela l’excita comme elle ne
l’avait jamais été.
— Je suis certaine que vous ne refuserez pas
d’accepter ma caution. J’offre de cautionner sa mise en liberté et de me porter
garante de sa comparution lors de la session. Que dites-vous de cela,
Mr. Lathom ?
— Le crime de vol ne souffre pas de caution,
milady.
— Pas dans les cas ordinaires, j’en conviens.
Mais j’imagine que le cas présent n’est pas ordinaire. On a envoyé cet homme en
prison uniquement par égard pour vous, et contre toute évidence, autant que je
puis le savoir. Il peut y languir deux mois et sa femme et ses enfants sont
sans ressources. Moi, Lady Ludlow, je vous répète que j’offre de le
cautionner et que je garantis sa comparution à la prochaine session.
— C’est contre la loi, milady.
— Bah ! Bah ! Bah ! qui fait
les lois ? Des gens comme moi, à la Chambre des lords, ou comme vous, à la
Chambre des communes. Puisque nous faisons la loi nous pouvons passer par-dessus
les formes quand nous avons le droit de notre côté, sur notre propre terre et
parmi notre propre peuple.
— Le lord-lieutenant pourrait me retirer ma
charge s’il venait à le savoir, milady.
— Et ce serait une bien bonne chose pour le
comté, Harry Lathom, s’il le faisait – et pour vous aussi, – si vous
ne devez pas continuer mieux que vous n’avez commencé. Un excellent tribunal
que vous faites à vous tous ! Quelle justice que la vôtre et celle de vos
collègues ! J’ai toujours dit qu’un bon despotisme est la meilleure forme
de gouvernement ; et j’en suis deux fois plus convaincue maintenant que je
vois ce que c’est qu’une assemblée de magistrats. Mes chères enfants, (elle se
tourna brusquement vers nous), si vous n’êtes pas trop fatiguées pour rentrer à
pied, je prierai Mr. Lathom de prendre place dans ma voiture et je
l’emmènerai jusqu’à la prison de Henley pour délivrer ce pauvre homme tout de
suite.
— Une course à travers champs à cette heure,
ce n’est guère indiquée pour des jeunes filles seules, objecta Mr. Lathom,
fort désireux, sans doute, d’échapper à un tête-à-tête avec milady pendant tout
le trajet et peut-être assez peu disposé à se prêter à des mesures illégales
aussi sommaires que celles qu’elle avait en vue.
Mais Mr. Gray s’avança alors, trop préoccupé
de la mise en liberté du prisonnier pour tenir compte d’aucun obstacle
surmontable. La figure de Lady Ludlow lorsqu’elle vit qu’elle l’avait eu
pour spectateur et auditeur de son entretien avec Mr. Lathom valait une
scène de comédie. Elle venait de faire et de dire précisément tout ce pourquoi
elle avait montré tant d’aversion une heure ou deux avant tandis que
Mr. Gray la sollicitait d’intervenir. Elle avait mis proprement
Mr. Lathom plus bas que terre en présence de celui auquel elle avait parlé
de ce gentleman comme d’un homme si sensé et occupant un si haut rang dans le
comté que c’était folie de mettre ses agissements en question. Mais avant que
Mr. Gray eût fini de s’offrir à nous accompagner à Hanbury Court, milady
s’était ressaisie. Et sa contenance ne marqua ni surprise, ni contrariété,
quand elle répondit :
— Je vous remercie, Mr. Gray. Je ne vous
savais pas là, mais je crois comprendre pourquoi vous êtes venu.
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