Et votre présence me fait souvenir d’une explication que je dois à Mr. Lathom. Mr. Lathom, je vous ai parlé tout à fait d’abondance – oubliant jusqu’au moment où j’ai aperçu Mr. Gray, que, précisément, cet après-midi, j’étais en désaccord avec lui sur cette même question. J’avais, à ce moment-là, un point de vue absolument identique au vôtre sur toute l’affaire. Je pensais que ce serait un bien pour le pays d’être débarrassé d’un homme tel que Job Gregson, qu’il eût ou non commis ce vol. Mr. Gray et moi ne nous sommes pas quittés très bons amis, ajouta-t-elle avec une inclination à son adresse ; mais il se trouve que j’ai vu la femme de Job Gregson et son logis – et j’ai compris que Mr. Gray était dans le vrai et moi dans l’erreur et, alors, avec la versatilité bien connue de mon sexe, je suis venue ici vous chanter pouilles – elle eut un sourire pour Mr. Lathom qui paraissait encore à demi-renfrogné et ne se dérida pas – parce que vous étiez dans les mêmes idées que celles qui avaient été miennes une heure auparavant. Mr. Gray, (nouvelle inclination), ces demoiselles vous seront très obligées de votre escorte et moi aussi. Mr. Lathom, puis-je vous prier de m’accompagner jusqu’à la prison d’Henley ?

Mr. Gray s’inclina profondément en rougissant beaucoup ; Mr. Lathom marmotta quelque chose qu’aucun de nous n’arriva à saisir, mais qui sembla bien être un essai de protestation contre la course à laquelle il se voyait condamné. Mais Lady Ludlow refusa d’y prendre garde et demeura dans une attitude polie d’expectative ; et comme nous partions nous-mêmes, Mr. Lathom s’introduisit dans la voiture avec l’air d’un chien battu. Je dois dire, étant donné les dispositions de milady, que sa position ne me semblait pas enviable, encore qu’à mon avis, il eût tout à fait raison quant à l’illégalité de la chose.

Notre retour fut pénible : nous n’avions nullement peur et nous serions senties bien plus à notre aise sans l’homme empêtré et intimidé que Mr. Gray était soudain devenu. Il hésitait à chaque barrière, les escaladant parfois à demi, pensant pouvoir mieux nous aider ainsi ; d’autres fois, il restait en arrière, craignant de passer devant des dames. Ainsi que milady en avait fait un jour l’observation, il ne possédait pas la moindre aisance de manières, alors qu’il déployait la plus grande dignité, dès que son devoir était en jeu.

CHAPITRE III

C’est peu de temps après, il m’en souvient, que je ressentis une douleur dans la hanche dont résultat fut de me rendre infirme pour le reste de mon existence. Je me rappelle peu de choses, à part cette promenade que nous fîmes après notre retour de chez Mr. Lathom sous l’escorte de Mr. Gray. Je soupçonne (sans l’avoir jamais dit) que l’origine du mal vint d’un grand saut que j’avais fait du haut d’une des barrières, ce jour-là.

Peu importe ! il y a bien longtemps de cela. Dieu dispose de nous comme il lui plaît et je ne veux pas vous ennuyer en vous racontant ce que je ressentis, quand je vis ce qu’allait être mon existence. Je ne pouvais prendre mon mal en patience et aurais préféré mourir tout de suite. Vous pouvez facilement vous imaginer les sentiments d’une jeune fille de seize ans, active, volontaire et déterminée, désireuse de se faire une situation dans le monde et, si possible, de venir en aide à ses frères et sœurs, en se voyant condamnée, peu à peu, à rester inactive et immobile et à devenir une charge pour les autres pendant toute sa vie. Je me bornerai à vous dire que, de ce mal qu’on eût dit irréparable, ce qui sortit de meilleur je le dus à Lady Ludlow qui me prit alors plus spécialement en charge. Même aujourd’hui, tandis que, vieille et solitaire, je me rappelle le passé, c’est avec plaisir que je me laisse aller à penser à elle.

Mrs. Medlicott était une infirmière de premier ordre et je ne lui aurai jamais assez de reconnaissance pour toute sa bonté. Mais quant au reste, elle était à court de moyens. J’avais de terribles et longues crises de désolation : tantôt je pensais que je devais retourner à la maison, puis je me demandais ce qu’on pourrait faire de moi et trente-six pensées du même genre que je ne pouvais pas toutes confier à Mrs. Medlicott. Sa façon de me consoler était de m’offrir quelque chose d’appétissant et de fortifiant à manger : un plat de gelée de veau était, j’en suis sûre, pour elle, un remède à tous les maux.

— Voilà ! Prenez cela, chère enfant, prenez, disait-elle et ne vous tracassez pas pour ce que vous ne pouvez empêcher.

Mais j’imagine qu’elle finit, à la longue, par être frappée de l’inefficacité de son traitement par la bonne chère.

Certain jour, je revenais de la chambre de Mrs. Medlicott – une grande pièce toute bordée de placards bourrés de conserves et de friandises de toute sorte que la digne gouvernante fabriquait perpétuellement, sans jamais y goûter. Je m’y étais traînée pour une consultation du docteur et je m’étais enfermée dans ma chambre pour sangloter toute l’après-midi, sous prétexte d’arranger mes affaires. John, le valet de pied, arriva avec un message de milady (le docteur avait eu une conversation avec elle) qui me priait d’aller la trouver dans son salon privé, à la fin de l’enfilade des appartements dont je vous ai parlé en décrivant le jour de mon arrivée à Hanbury. Je n’y avais presque jamais été depuis. Quand on faisait la lecture à milady, elle se tenait généralement dans une petite pièce qui donnait sur celui-ci. Je pense que les personnes de haut rang n’apprécient pas beaucoup ce à quoi nous, gens du commun, attachons tant de prix. Je veux dire l’intimité. Je ne crois pas qu’une seule des pièces occupées par milady eut moins de deux portes, et quelques-unes en avaient trois ou quatre. Milady avait toujours Mrs. Adams à sa disposition dans sa chambre à coucher ; il était dans les attributions de Mrs. Medlicott de se tenir, à portée de voix, dans une sorte d’antichambre qui menait du petit salon de milady au côté opposé du salon de réception.

Représentez-vous un grand édifice carré, tirez une ligne qui le partage en deux portions égales, et vous aurez Hanbury Court ; à l’un des bouts de cette ligne était la porte de la salle qui constituait la grande entrée ; à l’autre bout du vestibule, se trouvait l’entrée particulière, donnant sur une terrasse, terminée d’un côté par une sorte de poterne, percée dans un vieux mur qui séparait le château des communs et des bâtiments d’exploitation. Les gens qui venaient trouver Lady Ludlow pour lui parler d’affaires, passaient par le côté de la terrasse qui touchait à la poterne ; mais, pour sortir du château, milady n’avait qu’à traverser l’appartement de Mrs. Medlicott, puis une petite salle, et se trouvait sur la terrasse vis-à-vis d’un large escalier de pierre, conduisant à un jardin magnifique, où l’on trouvait de grandes et belles pelouses, des plates-bandes remplies de fleurs, de massifs d’arbustes de toute espèce ; enfin, de grands hêtres et de superbes mélèzes garnis jusqu’à terre de leurs branches flexibles, le tout enfermé dans un cadre de verdure formé par les grands bois qui s’étendaient au loin.

La partie principale du château avait été modernisée à l’époque de la reine Anne[16] ; mais on n’avait pas eu l’argent nécessaire pour compléter les embellissements rêvés d’abord, et l’on ne voyait de grandes fenêtres qu’aux salons et autres chambres d’honneur, qui ouvraient sur la terrasse, à droite de l’entrée particulière, fenêtres qui étaient maintenant assez anciennes pour être tapissées en toute saison de rosiers, de chèvrefeuilles et de pyracanthes. Mais revenons au jour où, d’après le message qu’elle m’avait adressé, j’allai trouver milady en faisant tous mes efforts pour dissimuler la souffrance que j’éprouvais en marchant, et pour ne pas laisser voir combien j’avais pleuré. J’ignore si elle vit les larmes que j’avais tant de peine à retenir ; elle ne parut pas y faire attention, et me dit qu’elle m’avait priée de descendre parce qu’elle avait besoin de quelqu’un pour l’aider à ranger son bureau, et qu’elle me serait reconnaissante si je voulais bien la seconder dans cette opération. Jamais Lady Ludlow ne rendait service aux gens sans leur laisser croire que c’était une faveur qu’elle sollicitait de leur part.