Lui-même me parut effrayé des conséquences de son audace, mais bien déterminé à faire front. Le silence régna une minute. Puis milady reprit :

— Mr. Gray, je respecte votre franc-parler, bien que j’ai le droit de m’étonner qu’un jeune homme de votre âge et de votre position se croit en droit de s’affirmer meilleur juge qu’une personne ayant acquis mon expérience et occupant le rang que j’occupe.

— Votre Seigneurie, si, comme pasteur de cette paroisse, je ne crains pas de dire ce que je crois être la vérité aux pauvres et aux humbles, je ne dois pas davantage me taire en présence des riches et des puissants.

La figure de Mr. Gray montrait qu’il était dans cet état d’excitation qui, chez un enfant, aurait normalement conduit à une crise de larmes. On voyait qu’il s’était juré de faire et de dire des choses qu’il redoutait par-dessus tout et que rien d’autre que le sentiment d’un devoir strict ne l’aurait décidé à faire ou à dire. Dans de telles minutes, la moindre circonstance aggravante est vivement ressentie. Je vis qu’il venait de prendre garde à notre présence et qu’elle ajoutait à sa détresse.

Milady rougit :

— Vous rendez-vous compte, Mr. Gray, demanda-t-elle, que vous avez perdu de vue le point de départ de notre conversation ? Mais, puisque vous parlez de votre paroisse, permettez-moi de vous rappeler que les communaux d’Harman sont en dehors de ses limites et que vous n’êtes réellement pas responsable des faits et gestes des gens qui vivent sur ce misérable lopin de terre.

— Votre Seigneurie, je vois que je n’ai fait que du mal en vous parlant de cette affaire. Je vous prie de m’excuser, madame, et permettez que je prenne congé de Votre Seigneurie.

Il s’inclina en montrant un air désolé. Lady Ludlow s’en aperçut.

— Au revoir ! s’écria-t-elle d’un ton plus haut et plus enjoué. Rappelez-vous que Job Gregson est un braconnier notoire, un mauvais sujet dans toute la force du terme et que vous n’êtes en rien responsable de ce qui se passe sur les communaux d’Harman.

Il était près de la porte du hall, et murmura quelque chose à moitié pour lui-même. Nous l’entendîmes parce que nous étions près de lui, mais non pas milady ; elle vit cependant qu’il parlait.

— Qu’a-t-il dit ? nous demanda-t-elle sur un ton pressant, dès que la porte fut fermée. Nous nous regardâmes et je finis par répondre :

— Il a dit, milady, « Dieu lui vienne en aide ! On est responsable de tout le mal qu’on n’essaie pas d’empêcher ! »

Milady nous quitta brusquement et Mary Mason me confia qu’elle pensait que Sa Seigneurie nous en voulait à toutes deux parce que nous avions été présentes et à moi pour avoir révélé les paroles de Mr. Gray. Mais ce n’était pas notre faute si nous étions dans le hall et, puisque milady me demandait ce qu’avait dit Mr. Gray, je pensais que je devais le lui répéter.

Quelques minutes après, elle nous demandait de l’accompagner dans sa promenade en voiture.

Lady Ludlow s’asseyait toujours au fond et nous dans le sens contraire de la marche. C’était un principe qu’on ne mettait pas en question. À la vérité, la marche à rebours incommodait parfois certaines d’entre nous ; et, pour y remédier, milady ouvrait toutes grandes les portières, ce qui parfois lui procurait des rhumatismes ; mais on suivait toujours la tradition. Ce jour-là, elle ne fit pas grande attention à la route qu’on prenait et laissa le cocher aller à sa guise. Nous gardions le silence car milady ne parlait pas et paraissait très absorbée. C’était contraire à l’habitude, car, en général, elle rendait ces promenades fort agréables (pour celles qui ne craignaient pas d’aller à rebours) en nous entretenant, avec un grand charme, de tout ce qui lui était arrivé en divers endroits : à Paris ou à Versailles où elle était allée dans sa jeunesse, à Windsor, Kew et à Weymouth où elle s’était rendue avec la reine, quand elle était demoiselle d’honneur, et ainsi de suite. Mais, ce jour-là, elle se taisait. Tout d’un coup, elle mit la tête hors de la portière.

— John ! dit-elle en s’adressant au valet de pied, où sommes-nous ? Ne seraient-ce pas les communaux d’Harman ?

— Oui, Votre Seigneurie, répondit John, et il attendit les ordres. Milady réfléchit un moment, puis dit qu’elle voulait descendre et marcher.

Dès qu’elle fut partie, nous nous regardâmes l’une l’autre et, sans rien dire, nous la suivîmes des yeux. Nous la vîmes marcher délicatement avec les souliers à hauts talons qu’elle portait toujours (parce qu’ils étaient à la mode dans sa jeunesse), à travers les flaques d’eau jaunâtre qui parsemaient le terrain détrempé. John la suivait à quelques pas d’un air majestueux, mais, malgré tout, attentif à ne pas salir ses bas blancs immaculés. Soudain, milady se retourna, lui dit quelque chose et il revint à la voiture avec un air moitié satisfait, moitié étonné.

Milady se dirigea vers un groupe de grossières maisons de torchis construites, comme cela se faisait encore parfois à cette époque, avec des claies et de l’argile et couvertes de mousse. Autant que nous en pûmes juger par ses gestes, Lady Ludlow vit assez de leur intérieur pour la faire hésiter avant d’entrer, ou même de parler aux enfants qui jouaient, autour, dans les flaques d’eau. Après une pause, elle disparut dans une de ces masures. Elle ne resta pas plus de huit à dix minutes, à ce que je crois, mais qui nous parurent longues. Elle revint en tenant la tête penchée, comme pour choisir où poser ses pas – mais c’était plutôt, nous le vîmes bien, l’effet de la préoccupation et de l’étonnement.

Elle n’avait pas décidé où elle voulait aller quand elle fut de retour. John se tenait debout, attendant les ordres.

— À Hathaway Manor. Mes chères petites si vous êtes fatiguées, ou si vous avez à faire avec Mrs. Medlicott, je puis vous déposer à Barford Corner. Vous aurez seulement un bon quart d’heure de marche pour rentrer à la maison.

Fort heureusement, nous pûmes assurer, sans crainte, que Mrs. Medlicott n’avait pas besoin de nous.