Un fauteuil était placé à mon intention près de la fenêtre ; un tabouret, des coussins, une petite table, tout cela disposé pour moi avant que je fusse arrivée. Le fauteuil était moelleux et l’on s’y reposait à merveille ; il ne fut pas moins remplacé le lendemain matin par un sofa, que milady lui avait fait substituer sans rien dire, pensant bien que j’y serais mieux ; quant au siège qu’elle occupait elle-même, c’était un fauteuil en bois doré, tout couvert de sculptures, surmonté d’une couronne comtale, et où je me trouvai horriblement assise, une fois qu’il me vint à l’esprit de l’essayer pendant que j’étais toute seule.

Je ne me sentis pas à l’aise durant cette première séance, et même les jours suivants, en dépit du confort dont j’étais environnée ; mais je fus distraite de ma douleur par la curiosité qu’éveillaient en moi les nombreux objets que nous sortions de ces vieux tiroirs. Je me demandais, sans pouvoir le comprendre, pour quel motif beaucoup d’entre eux avaient été conservés ; par exemple, un chiffon de papier sur lequel étaient écrits huit ou dix mots n’ayant pas de sens, un fragment de cravache, une pierre, des cailloux pareils à tous ceux que j’aurais pu trouver dans les champs, ou du moins je le pensais. Combien j’étais ignorante ! Milady m’informa que c’était des échantillons du marbre précieux dont les palais des empereurs romains étaient carrelés jadis.

Pendant un voyage en Italie qu’elle avait fait dans sa jeunesse, avant d’épouser lord Ludlow, son cousin Horace, envoyé d’Angleterre en Toscane, lui avait dit d’aller dans la campagne de Rome, à l’époque où l’on préparait la terre pour y semer les oignons, et de ramasser les petits morceaux de marbre qui seraient ramenés à la surface du sol par les paysans. Elle avait fait ce que lui avait recommandé sir Horace, et avait eu l’intention de faire composer une table avec toutes les pierres qu’elle avait recueillies de la sorte ; je ne sais pas ce qui l’avait empêchée de réaliser ce projet ; toujours est-il que les cailloux de l’ancienne Rome étaient encore souillés de la boue du champ d’oignons où ils avaient été ramassés. Il me parut facile de les nettoyer, et l’idée m’en vint aussitôt ; mais milady n’y voulut pas consentir ; elle avait un profond respect pour cette boue, qu’elle appelait pompeusement de la terre romaine, et qui n’en était pas moins fort sale.

Parmi les objets contenus dans le vieux bureau, et dont j’étais à même d’apprécier la valeur, se trouvaient des boucles de cheveux soigneusement étiquetées, des médaillons, des bracelets ornés d’une miniature. Milady les contemplait d’un air mélancolique ; il était facile de voir que les cheveux avaient appartenu à des êtres chéris, qui ne répondraient plus à ses caresses, et dont la dépouille n’existait même plus sous le gazon où elle avait été déposée. J’imagine que c’étaient les cheveux de ses enfants ; mais ce n’est qu’une simple conjecture. Lady Ludlow ne parlait jamais de ses affections ; plusieurs motifs s’y opposaient : d’abord, sa haute naissance ; je lui ai souvent entendu dire que les personnes d’un rang élevé ne pouvaient confier leurs sentiments qu’à leurs égaux, et ne devaient même le faire que dans certaines occasions. De plus, elle était fille unique, héritière d’un grand nom, et je suppose que l’éducation qu’elle avait reçue l’avait rendue plus apte à réfléchir qu’à exprimer sa pensée. Enfin, elle était veuve depuis longtemps, et n’avait auprès d’elle personne du même âge que le sien, avec qui elle pût s’entretenir des joies ou des douleurs qu’elle avait eues dans le passé.

Il y avait bien Mrs. Medlicott ; mais elle était silencieuse par nature, et je ne vois guère que Mrs. Adams qui causât avec milady.

Au bout d’une heure, milady trouva que j’en avais fait assez et me quitta bientôt pour se promener en voiture ; elle me laissa un volume d’Hogarth[17] et son grand livre de prières, ouvert aux psaumes du jour, et placé sur la table qui était auprès de mon fauteuil. Mais au lieu de feuilleter l’un ou l’autre de ces livres d’une nature si différente, je m’amusai à regarder autour de moi.

La boiserie qui garnissait le mur du côté de la cheminée datait bien certainement de l’origine de l’édifice ; les armes des familles qui s’étaient alliées à la maison d’Hanbury en décoraient les panneaux depuis le plafond jusqu’en bas. La pièce ne renfermait qu’un petit miroir, bien qu’il y eût dans le château un salon dont les murs étaient entièrement couverts de glaces, rapportées de Venise par le bisaïeul de milady. Des vases de porcelaines de Chine, de toutes les dimensions et de toutes les formes, se voyaient dans les coins, sur les tables et autour de la chambre, où ils se mêlaient à des idoles chinoises, ou plutôt à des monstres d’une laideur effroyable, dont je ne supportais pas la vue, mais que milady estimait par-dessus tout. Un tapis d’une grande épaisseur couvrait le milieu de la pièce, dont le parquet était composé d’une mosaïque de bois précieux ; les portes à deux battants glissaient dans des rainures de bronze, incrustées dans le parquet ; elles étaient si pesantes que sans cette précaution il eût été difficile de les ouvrir. Les deux fenêtres s’élevaient jusqu’à la corniche, mais elles n’étaient pas larges et se trouvaient placées dans une embrasure profonde qui renfermait de grands sièges.

La pièce était remplie des parfums qui venaient du dehors, et de ceux qui, à l’intérieur, s’exhalaient de vases remplis de feuilles de roses et de plantes aromatiques. Savoir choisir les senteurs était une des qualités dont se piquait milady ; rien, suivant elle, ne prouvait mieux la naissance que la délicatesse de l’odorat ; elle en donnait pour exemple le soin scrupuleux que mettent les chasseurs à conserver la race des chiens pourvus d’un flair plus subtil que les autres, et ne manquait pas de nous faire observer que cette faculté précieuse se transmet, de génération en génération, chez des animaux qu’on ne peut pas soupçonner d’orgueil familial, et dont l’esprit n’est point influencé par les souvenirs héréditaires. Jamais on ne parlait de musc en sa présence : c’était l’une de ses antipathies ; aucune odeur provenant du règne animal ne pouvait être assez pure, nous disait-elle, pour plaire à l’un des membres d’une famille où la perception des sens est cultivée depuis des siècles. Il n’était donc jamais question de musc au château d’Hanbury. La bergamote et la citronnelle, bien que d’essence végétale, n’en étaient pas moins proscrites par Lady Ludlow ; elle les considérait comme trahissant des goûts peu élevés chez les personnes qui en faisaient choix, et remarquait avec tristesse une petite branche de l’une de ces plantes à la boutonnière d’un jeune homme à qui elle s’intéressait : elle avait peur qu’il n’aimât les plaisirs grossiers, et je crois qu’elle y voyait la preuve d’une tendance à l’ivrognerie. Mais elle faisait une grande distinction entre le vulgaire et le commun ; l’églantier odorant, la violette et le chèvrefeuille sont communs pour tout le monde, l’œillet, la rose et le réséda se voient dans tous les jardins ; mais ils n’ont rien de vulgaire : la reine au milieu de sa cour peut en avoir un bouquet et le respirer avec plaisir ; et l’on trouvait sur la table de milady, un vase rempli d’œillets et de roses, qui étaient renouvelés chaque matin.

Parmi les odeurs permanentes, Lady Ludlow préférait l’aspérule et la lavande aux extraits les mieux préparés. La lavande lui rappelait les anciennes coutumes ; il y en avait autrefois dans tous les jardins rustiques, et les femmes de la campagne lui en avaient souvent offert de véritables gerbes. L’aspérule se rencontre dans les endroits solitaires et boisés où le sol est bon, l’air vif et pur ; les petits enfants allaient en cueillir pour elle dans les bois qui couvrent les hauteurs, et recevaient en échange de beaux sous neufs que milady faisait demander pour cet usage, et dont lord Ludlow, son fils, lui envoyait un grand sac de Londres.

Milady n’aimait pas l’essence de rose ; c’était pour elle un parfum nauséabond qui la rendait malade et qui rappelait les femmes des marchands de la Cité ; elle enveloppait le muguet dans la même réprobation : rien n’est plus gracieux, plus élégant, disait-elle avec franchise ; feuillage et fleurs, tout en est distingué, à l’exception du parfum, qui est trop fort.

Mais le don précieux qu’elle tenait de ses ancêtres, et qui faisait son orgueil, était la faculté de percevoir le délicieux arôme qui s’élève d’une planche de fraisiers, à l’époque de l’automne où les feuilles jaunissent et vont mourir. Si vous ouvriez par hasard les essais de Bacon, l’un des quelques volumes qui gisaient çà et là dans le cabinet de milady, vous tombiez infailliblement sur le chapitre où il est parlé des jardins. « Écoutez, me disait alors milady, écoutez bien les paroles de ce grand philosophe, ou plutôt de cet homme d’État : “Immédiatement après,” – il s’agit des violettes, chère belle, – “immédiatement après, nous plaçons la rose musquée,” – vous savez, chère enfant, qu’il en existe un énorme buisson, à l’angle du mur qui est au sud, à côté de la fenêtre du salon bleu ; c’est l’ancienne rose, celle de Shakespeare, qui disparaît chaque jour du royaume et qui, bientôt, n’existera plus en Angleterre. – Mais revenons à lord Bacon : “viennent ensuite les feuilles de fraisier, qui exhalent, en mourant, un parfum aromatique d’une exquise délicatesse18.” – Je vous dirai que les Hanbury ont toujours eu la faculté de percevoir cet arôme délicieux et vivifiant. Il faut vous rappeler qu’à l’époque de lord Bacon, il n’y avait pas eu, entre la cour et la ville, tous ces mariages qui se sont contractés depuis le règne de Charles II[18], où le besoin d’argent fut la cause d’une foule de mésalliances. Au temps de la reine Elisabeth[19] les grandes familles d’Angleterre formaient une race distincte et présentaient, avec le reste de la population, la même différence que vous remarquez entre un cheval de trait, créature fort utile à sa place, et Childers ou Éclipse, bien qu’ils appartiennent à une seule et même espèce. Il en résulte que les membres de ces anciennes familles ont des facultés d’un ordre plus élevé que celles des classes inférieures. N’oubliez pas, quand viendra l’automne, de chercher à sentir le parfum des fraisiers ; vous avez dans les veines un peu du sang des Hanbury, cela vous donne quelque chance de succès. »

Le mois d’octobre arriva ; mais j’eus beau respirer de toutes mes forces, renifler tant et plus, je ne m’aperçus pas du nouvel arôme que les fraisiers versaient dans l’air ; et milady, qui suivait l’expérience avec un certain intérêt, acquit la preuve que je n’étais qu’une hybride. J’en fus très mortifiée, je l’avoue ; et je me dis en moi-même que c’était par ostentation que milady avait fait planter une bordure de fraisiers sur la partie de la terrasse qui s’étendait sous mes fenêtres.

Je vous raconte mes souvenirs tels qu’ils me viennent à l’esprit, et je ne sais plus où j’en suis de mon histoire. Nous en étions, si je ne me trompe, à ma première journée dans le cabinet de milady.

J’en arrivai, petit à petit, à rester tout le jour dans cette pièce ; parfois, installée dans mon fauteuil, travaillant à quelque ouvrage délicat pour milady, d’autre fois, arrangeant des fleurs, ou classant des lettres d’après leur écriture pour qu’elle puisse les examiner ensuite et les détruire ou les mettre de côté en envisageant toujours l’éventualité de sa mort. Et lorsqu’un sofa eut été installé, elle surveillait ma figure et, si elle me voyait changer de couleur, elle me priait de m’allonger et de me reposer. Et je devais faire une petite promenade, chaque jour, sur la terrasse. Cela m’était très pénible, à la vérité, mais le docteur l’avait ordonné et je savais que milady désirait que je lui obéisse.

Avant d’avoir connu de près la vie d’une grande dame, je me figurais qu’elle ne se composait que de plaisirs et d’amusements. Mais, quoi qu’il en puisse être des autres, milady n’était jamais oisive.