Et, d’abord, elle avait à diriger son intendant pour les grands domaines d’Hanbury. Je savais qu’ils étaient hypothéqués pour une somme d’argent qui avait servi à l’amélioration des propriétés que le défunt lord possédait en Écosse ; et elle avait à cœur de régler cette dette avant sa mort, et de laisser son héritage quitte de toute charge à son fils, le comte actuel ; elle le regardait, c’était ma conviction secrète, comme étant un bien plus grand personnage, en tant qu’héritier des Hanbury (quoique en ligne féminine), qu’à cause de la douzaine d’autres titres inférieurs dont il pouvait se réclamer.

Avec ce désir de libérer la propriété de sa dette, il fallait apporter beaucoup de soin dans l’administration et elle se donnait toute la peine qu’elle pouvait. Elle avait un grand livre dont chaque page était divisée en trois colonnes. Sur la première, était porté le nom de chaque tenancier qui lui adressait une lettre d’affaires, la seconde contenait une brève analyse de la lettre qui renfermait généralement quelque requête. Cette requête était ordinairement présentée en termes si prolixes et si entortillés et enveloppée de raisons et d’excuses si bizarres que Mr. Horner (l’intendant) disait quelquefois qu’il lui semblait chercher un grain de blé dans une botte de paille. Mais, enfin, le grain de blé était placé, net et clair, dans la seconde colonne dont milady prenait connaissance chaque matin. Quelquefois, elle demandait à voir la lettre elle-même ; d’autres fois, elle répondait simplement à la demande par un oui ou par un non ; et, souvent elle envoyait chercher les baux et d’autres papiers et les examinait de près, avec Mr. Horner à côté d’elle, pour voir si telle demande, comme par exemple le droit de labourer des pâturages, des champs, était prévue dans les contrats originaux. Tous les jeudis, elle se rendait libre pour recevoir la visite de ses tenanciers de quatre à six heures du soir. Le matin lui aurait personnellement mieux convenu, et je crois que l’ancien usage était de tenir les « levées », ainsi les appelait milady, avant midi. Mais, comme elle le disait à Mr. Horner, quand il l’engageait à revenir à l’heure ancienne, cela compromet toute une journée d’un fermier s’il doit se mettre en tenue et laisser son travail pendant la matinée. Milady aimait, en effet, à voir ses tenanciers venir dans leurs habits des dimanches ; elle ne disait rien, si vous voulez, mais elle avait une façon de sortir doucement ses lunettes, de les mettre gravement en silence et de regarder si solennellement et attentivement un homme mal lavé ou négligemment vêtu, qu’il aurait fallu avoir l’entendement bien épais pour ne pas s’en apercevoir et prendre la résolution, quelque pauvre qu’on soit, de recourir au savon, au fil et à l’aiguille avant d’apparaître de nouveau dans l’antichambre de Lady Ludlow.

Les gens de l’extérieur avaient toujours, le jeudi, un souper préparé à leur intention dans le hall des serviteurs, auquel à vrai dire, tous les visiteurs étaient conviés. Car milady disait que, bien qu’il ne leur restât pas beaucoup de temps quand ils avaient fini leurs affaires avec elle, ils avaient, cependant, besoin de manger et de se reposer et qu’elle aurait honte s’il leur avait fallu chercher l’un et l’autre au Lion combattant (aujourd’hui appelé : Aux armes d’Hanbury). Ils avaient à leur disposition pendant le repas plus de bière qu’ils n’en pouvaient consommer, et, à la fin, un verre d’excellente ale, avec lequel le plus ancien de l’assemblée, debout, portait un toast à la santé de milady. Après quoi, ils devaient rentrer chez eux ; sous aucun prétexte aucune autre boisson ne leur était servie. Tous les tenanciers reconnaissaient en elle l’héritière des Hanbury, non la veuve de lord Ludlow, duquel eux et leurs ancêtres ne connaissaient rien. Il pesait, sur sa mémoire, une vague et secrète rancune, et la vraie cause en était bien connue du petit nombre de ceux qui savaient ce qu’est une hypothèque, et se rendaient compte, par conséquent, que l’argent de milady avait été employé à l’amélioration des propriétés de milord en Écosse. Il y a une chose dont je suis sûre car vous devez vous rendre compte que j’étais, pour ainsi dire, dans les coulisses et que j’avais maintes occasions de voir et d’entendre quand j’étais couchée ou assise, inactive dans le salon de milady avec les doubles portes ouvertes sur l’antichambre où Lady Ludlow voyait son intendant et recevait ses tenanciers. Je suis donc sûre, dis-je, que Mr. Horner était, dans son for intérieur, aussi fâché que quiconque de cette situation et de l’argent qui s’engloutissait dans cette hypothèque ; et, une fois ou l’autre, il s’en était probablement ouvert à milady ; car elle semblait faire allusion et donner une espèce d’adhésion à son blâme implicite, soit lorsque les échéances des intérêts venaient à tomber, soit lorsqu’elle se restreignait sur quelque dépense personnelle que Mr. Horner estimait nécessaire au prestige de l’héritière des Hanbury. Ses voitures étaient vieilles et incommodes, et manquaient des perfectionnements adoptés par les personnes de son rang dans le comté. Mr. Horner eût volontiers commandé un carrosse neuf. L’attelage aussi laissait à désirer, mais tous les poulains étaient vendus d’avance pour réaliser de l’argent, et ainsi de suite. Milord, son fils, était ambassadeur à Vienne, sa gloire et sa dignité nous rendait tous fiers, mais j’imagine que cela n’allait pas sans dépense et milady aurait vécu de pain et d’eau plutôt que de recourir à lui pour le payement de la dette, bien que ce fût lui, qui, en fin de compte, dût en profiter.

Mr. Horner était un serviteur fidèle et profondément respectueux de milady ; cependant, elle se montrait quelquefois plus impatiente avec lui qu’avec d’autres ; peut-être parce qu’elle sentait que, sans le dire, il désapprouvait que Hanbury eût à sa charge les dépenses du comte de Ludlow et de ses propriétés.

Le défunt lord était un marin, et aussi dépensier que les marins ont coutume de l’être, à ce qu’on dit, car je ne sais rien de la vie maritime. Mais, en dépit de sa prodigalité, il était très porté sur ses intérêts personnels. Malgré cela, milady gardait un culte à sa mémoire, avec un amour et une admiration aussi profonds qu’une femme n’en a jamais eu pour son époux.

Pendant quelques années, Mr. Horner qui était né sur le domaine d’Hanbury, avait été clerc chez un avoué de Birmingham ; et il y avait acquis une expérience des affaires et un sens pratique qui, bien que s’exerçant à son profit, étaient antipathiques à milady, qui jugeait que certains principes de son intendant sentaient le trafic et le commerce. J’imagine que, si c’eut été possible, elle eût préféré revenir au système primitif consistant à vivre du produit de sa terre et à échanger le surplus pour les objets nécessaires, sans recourir au numéraire.

Mais Mr. Horner était tenté par les idées nouvelles, comme elle aurait dit, idées nouvelles que les gens d’aujourd’hui jugeraient profondément en retard et certaines des idées de Mr. Gray avaient produit sur son esprit le ravage d’une étincelle qui tombe sur la paille, encore qu’ils partissent de deux points de vue différents. Mr. Horner aurait voulu voir chaque homme utile et actif dans le monde et diriger, si possible, son activité et ses talents vers l’amélioration des domaines de Hanbury et la prospérité de la famille de Hanbury. Par suite, il donnait dans le mouvement pour l’éducation.

Mr. Gray ne se souciait pas beaucoup – pas assez, suivant Mr. Horner, – de ce monde et de la place qu’y pouvaient occuper tel homme ou telle famille ; mais il aurait voulu voir chacun prêt à se présenter, dans l’autre monde, en état de comprendre et de recevoir certaines doctrines, ce pourquoi il tombe sous le sens qu’il fallait en avoir entendu parler ; c’est pour cette raison que Mr. Gray réclamait l’éducation. La question du catéchisme que Mr. Horner aimait à poser aux enfants était « Quels sont vos devoirs envers votre prochain ? » Ce que, de son côté, Mr. Gray souhaitait le plus entendre répéter avec onction était la réponse à cette demande : « Qu’est-ce que la grâce intérieure et spirituelle ? » Pour Lady Ludlow, quand nous récitions nos prières, le dimanche, elle n’inclinait jamais plus profondément la tête qu’à cette question : « Quels sont vos devoirs envers Dieu ? » Mais jusqu’à présent, ni Mr. Horner, ni Mr. Gray n’avaient eu l’occasion d’entendre beaucoup de réponses.

Jusque là, il n’y avait jamais eu d’école du dimanche à Hanbury. Les désirs de Mr. Gray se bornaient à en établir une. Mr. Horner était plus ambitieux : il rêvait, pour l’avenir, d’une école de tous les jours, où s’y formeraient des hommes intelligents, capables de travailler au bien du domaine. Milady ne voulait entendre parler ni de l’une ni de l’autre : et assurément, l’homme le plus hardi qui l’eut approché n’avait jamais osé parler d’un projet d’école devant elle.

En conséquence, Mr. Horner se contentait d’enseigner discrètement la lecture et l’écriture à un jeune garçon intelligent et éveillé avec l’idée d’en faire avec le temps, une sorte d’aide. Il avait eu à choisir entre tous les enfants du pays pour cela. Et le plus brillant et le plus avisé, quoique sans contredit le plus loqueteux et le plus misérable, se trouvait être le fils de Job Gregson. Mais comme milady n’écoutait jamais les commérages et que personne n’aurait osé lui adresser la parole sans en être prié, elle ignorait tout cela, jusqu’au moment du malheureux incident que je vais raconter.

CHAPITRE IV

Je pense donc que milady ne savait rien des vues de Mr. Horner sur l’éducation visant à rendre les hommes plus utiles à la société, ni de la façon dont il les mettait en pratique en prenant Harry Gregson sous sa protection. Je me demande même si elle avait eu une idée distincte de l’existence d’Harry, jusqu’à la malencontreuse aventure dont il s’agit. L’antichambre qui servait en quelque sorte de bureau pour recevoir son intendant et ses tenanciers était garnie de rayonnages.