Je ne
peux pas dire que ce fut une bibliothèque quoiqu’il y eut beaucoup de livres,
mais ces livres étaient surtout relatifs au détail de l’administration des
domaines. Il y avait aussi un ou deux dictionnaires, quelques atlas et quelques
livres de référence sur l’agriculture, tous bien démodés. Le dictionnaire était
un Bailey[20],
je me le rappelle ; nous avions aussi un grand Johnson[21] dans la chambre
de milady, mais quand l’orthographe différait, elle préférait le Bailey.
Dans cette antichambre, il y avait généralement un
valet de pied à demeure, attendant les ordres de milady, car elle s’en tenait à
la grande étiquette d’autrefois et ne se servait pas de sonnette, qu’elle
méprisait comme étant une invention moderne. Il fallait qu’elle eût toujours
quelqu’un à portée de sa voix (au son presque argentin) ou de la petite
clochette d’argent qui se trouvait sur sa table. Cet homme n’avait pas, comme
on pourrait le croire, une sinécure. Il était chargé de répondre à l’entrée
privée qui correspondait à ce que nous appellerions la porte de derrière dans
une maison ordinaire. Personne ne passait par la grande porte d’entrée, excepté
milady, et les personnes du comté qu’elle s’honorait de recevoir ; et,
parmi celles-ci, les plus proches habitaient à une distance de huit milles, par
de mauvais chemins, de sorte que presque tous les visiteurs frappaient à la
porte voûtée de la terrasse. Non pas pour se faire ouvrir – en effet, par
ordre de milady, elle était toujours ouverte été comme hiver, de sorte que la
neige venait souvent jusque dans le hall inférieur et s’y accumulait en gros
tas dans les périodes de mauvais temps – mais pour avertir qu’ils
apportaient un message ou demandaient à parler à milady.
Je me rappelle qu’il fallut longtemps pour faire
comprendre à Mr. Gray que la grande porte ne s’ouvrait que pour des
occasions exceptionnelles et, même à la fin, il lui arrivait aussi souvent de
passer par l’une que par l’autre. J’avais été reçue par la grande entrée le
jour où j’avais pour la première fois franchi le seuil de milady. Il en était
de même pour chaque visiteur la première fois qu’il était reçu ; après
quoi, et sauf les exceptions auxquelles j’ai fait allusion, ils passaient par
la terrasse comme d’instinct. Une chose aidait à cet instinct : de temps
immémorial, les magnifiques et hardis chiens de Hanbury spécialement dressés
pour la chasse au loup, dont la race est perdue dans le reste de l’Angleterre,
se trouvaient enchaînés dans la cour d’entrée où ils bâillaient une grande
partie du jour et de la nuit toujours prêts à assaillir de leurs sauvages
hurlements toute personne ou toute chose qui passaient à leur portée, excepté
l’homme qui les nourrissait, l’attelage à quatre chevaux de milady et milady
elle-même. C’était un charmant spectacle de voir sa mince silhouette au milieu
des énormes animaux, rampant et battant le sol de leur queue en la voyant
arriver de sa démarche rapide et bavant d’extase sous ses caresses.
Elle n’avait pas peur d’eux ; mais elle était
l’héritière de la famille et l’on racontait que ces animaux reconnaissaient
instantanément les Hanbury et leur obéissaient, depuis que leurs ancêtres
avaient été ramenés des croisades par le grand sir Urian Hanbury dont la statue
le représentant à genoux, se trouvait sous le maître-autel dans l’église.
D’autre part, on disait que, quelque cinquante ans plutôt, une de ces bêtes
avait dévoré un enfant qui s’était égaré à portée de sa chaîne. Vous pouvez
imaginer si les gens préféraient la porte de la terrasse. Mr. Gray ne
semblait pas faire attention aux chiens. Ce pouvait être distraction de sa
part, car j’ai entendu dire qu’il avait fait un bond de côté en les voyant
s’élancer vers lui un jour qu’il s’était approché par mégarde de trop près.
Mais il ne pouvait être question de distraction quand, un jour, il alla droit à
l’un d’eux et le caressa le plus amicalement du monde, à la grande satisfaction
de l’animal qui remuait la queue comme si Mr. Gray eût été un Hanbury.
Nous fumes stupéfaits, et jamais je n’ai pu m’expliquer la chose.
Mais revenons à la porte de la terrasse et au
valet de pied veillant dans l’antichambre.
Un matin, nous entendîmes un conciliabule si
violent et si long que milady dut agiter deux fois sa clochette avant de
pouvoir se faire entendre.
— De quoi s’agit-il, John ?
demanda-t-elle, au valet qui entrait.
— Un petit gamin, Votre Seigneurie, qui
prétend venir de la part de Mr. Horner, et qui demande à parler à Votre
Seigneurie (l’impudent petit drôle, ajouta-t-il en se parlant à lui-même).
— Que me veut-il ?
— C’est justement ce que je lui ai demandé,
Votre Seigneurie, mais il ne veut pas me le dire.
— C’est sans doute quelque commission de
Mr. Horner, dit milady, d’un air légèrement fâché ; car il était
contre toute étiquette de lui envoyer un message verbal, et surtout par un tel
messager.
— Non, j’en demande pardon à Votre
Seigneurie, je lui ai demandé s’il avait un message à transmettre et il a
répondu que non, mais qu’il devait voir Votre Seigneurie.
— Il vaut mieux que vous me l’ameniez, sans
plus discuter, dit milady tranquillement, mais comme je l’ai dit, un peu
mécontente.
Comme pour se moquer de l’humble visiteur, le
valet ouvrit tout grand les deux battants de la porte, et dans l’encadrement,
nous vîmes apparaître un garçon leste et maigre, avec une énorme tignasse de
cheveux ébouriffés dans toutes les directions, comme s’ils étaient parcourus
par un courant électrique, une face mince et brune, empourprée, en ce moment,
par la crainte et l’excitation, une bouche grande et résolue, des yeux
brillants et profondément enfoncés. Il embrassa d’un coup d’œil rapide et
perçant toute la pièce comme s’il avait voulu graver dans son esprit tout ce
qu’il voyait (et tout était nouveau et étrange pour lui) pour y réfléchir
ensuite à loisir. Il avait assez d’éducation pour ne pas adresser le premier la
parole à un supérieur ou peut-être était-il intimidé.
— Que désirez-vous de moi ? demanda
milady d’un ton si aimable qu’il en parut surpris et stupéfié.
— Plaise à Votre Seigneurie ? dit-il
comme s’il avait été sourd.
— Vous venez de la part de
Mr. Horner ; pourquoi voulez-vous me voir ? demanda-t-elle en
élevant cette fois un peu la voix.
— Plaise à Votre Seigneurie, Mr. Horner
a été appelé soudainement ce matin à Warwick.
Sa figure commençait à s’animer ; mais il le
sentit et serra les lèvres résolument.
— Eh bien ?
— Plaise à Votre Seigneurie, il est parti
tout d’un coup.
— Et alors ?
— Et il m’a été laissé une lettre pour Votre
Seigneurie.
— C’est tout ? Vous auriez pu la donner
au valet.
— Plaise à Votre Seigneurie, je l’ai perdue
en route.
Il ne la quittait pas des yeux, s’il avait
détourné son regard, il aurait éclaté en sanglots.
— Voilà qui est bien étourdi, dit milady,
d’un ton très doux. Mais vous en êtes bien fâché, j’en suis sûre. Vous feriez
mieux d’essayer de la retrouver. C’était peut-être important.
— Plaise à Votre Seigneurie… je puis vous la
dire par cœur.
— Vous ? Qu’est-ce que cela
signifie ?
J’eus réellement peur : les yeux de milady
étincelaient, elle était très fâchée et en même temps déconcertée. Mais le
jeune garçon montrait d’autant plus de résolution qu’il avait davantage de
raisons d’être intimidé. Il était bien trop éveillé pour ne pas s’être rendu
compte de l’effet qu’il avait produit. Mais il répliqua tout de suite d’un ton
ferme :
— Mr. Horner, Votre Seigneurie, m’a
appris à lire, à écrire et à compter. Il était pressé, il a plié sa lettre sans
la cacheter. Et je l’ai lue, Votre Seigneurie, et je crois bien que je puis la
réciter par cœur.
Là-dessus, d’une voix haut perchée, il nous récita
le contenu de la lettre, mot pour mot, à n’en pas douter jusqu’à la date et à
la signature ; il s’agissait d’un acte pour lequel milady devait donner
une signature.
Quand il eut fini, il resta immobile, un peu comme
s’il attendait des compliments pour son excellente mémoire.
Les pupilles de milady se contractèrent au point
de ressembler à une pointe d’aiguille. C’était sa façon quand elle était hors
d’elle. Elle se tourna vers moi et me dit :
— Margaret Dawson, où allons-nous ? et
elle garda le silence.
Le garçon, commençant à se rendre compte qu’il avait
dû faire quelque chose de grave, resta pantois, comme si l’élan qui l’avait
amené à affronter la présence de milady, à lui présenter sa confession et à
réparer de son mieux sa faute, fût épuisé et éteint. Il donnait maintenant
l’impression d’être incapable de se mouvoir, jusqu’à ce qu’un mot ou un geste
lui fissent quitter la place. Milady le regarda de nouveau et se rendit compte
de la terreur qui l’étreignait, à l’idée de sa faute et de la façon dont sa
confession avait été reçue.
— Mon pauvre enfant, dit-elle, quittant son
air courroucé, entre quelles mains êtes-vous tombé ?
Les lèvres du jeune garçon commencèrent à
trembler.
— Ne savez-vous pas de quel arbre il est
parlé dans la Genèse ? Non ! J’espère que vous n’avez pas encore
assez bien appris à lire – ici une pause – Qui vous a enseigné à lire
et à écrire ?
— Plaise à Votre Seigneurie, je n’ai pas de
mauvaises intentions, répondit-il d’une voix troublée. Il était sincèrement
désolé, plus impressionné par son évidente expression de blâme et de regret
contenus qu’il ne l’aurait été par les reproches les plus violents.
— Voyons, qui vous l’a enseigné ?
— C’est le clerc de Mr. Horner qui m’a
appris, Votre Seigneurie.
— Et Mr. Horner le savait ?
— Oui, Votre Seigneurie.
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