Et je suis sûr que c’était pour lui faire plaisir.

— Bon ! Peut-être n’êtes-vous pas à blâmer. C’est Mr. Horner que cela concerne. Cependant, mon ami, quand on prend possession d’un outil, on doit savoir la manière de s’en servir. N’avez-vous jamais entendu dire qu’on ne devait jamais ouvrir les lettres ?

— Plaise à Votre Seigneurie, elle était ouverte. Mr. Horner était pressé, il avait oublié de la cacheter.

— Mais on ne doit pas lire les lettres qui ne vous sont pas adressées. Vous ne devez jamais lire une lettre qui ne vous concerne pas, même si elle est ouverte devant vous.

— Plaise à Votre Seigneurie, j’ai pensé que c’était bon pour m’exercer, comme j’aurais lu un livre.

La perplexité de milady était visible. Comment arriver à lui inculquer les lois de l’honneur en ce qui concernait les correspondances ?

— Vous n’écouteriez pas, j’en suis sûre, une conversation qui ne vous regarde pas.

Il hésita un moment, car il n’avait pas très bien compris la question. Milady la répéta. Une lueur d’intelligence brilla dans ses yeux vifs et je vis qu’il hésitait à dire la vérité.

— Plaise à Votre Seigneurie, j’ai souvent écouté quand les gens échangeaient des secrets ; mais je n’y mets pas de mauvaise intention.

Ma pauvre milady soupira : ce n’était pas son affaire de développer un long cours de morale. L’honneur était, chez elle, une seconde nature, et elle n’avait jamais cherché sur quels principes se fondaient ses lois. En conséquence, elle dit au jeune garçon qu’elle désirait voir Mr. Horner quand il serait de retour de Warwick et elle le congédia avec un regard découragé. Lui, au contraire, partit grandement soulagé de se trouver hors de cette présence aussi douce qu’imposante.

— Que faut-il faire ? dit-elle s’adressant à elle-même en même temps qu’à moi.

Je ne pus répondre, ne sachant moi-même que penser.

— Je me suis servi du mot juste, continua-t-elle, quand j’ai dit que la lecture et l’écriture étaient des outils. Si l’on donne ces outils à nos classes inférieures, nous verrons se renouveler en Angleterre les terribles scènes de la Révolution française. Quand j’étais jeune, personne n’avait entendu parler des droits de l’homme, on connaissait seulement ses devoirs. Et, maintenant, pas plus tard qu’hier, j’ai entendu Mr. Gray parler du droit de chaque enfant à l’instruction. C’est à peine si j’ai pu me contenir avec lui et, à la fin, nous nous sommes querellés amicalement. Et je lui ai dit que je ne voulais pas voir dans mon village, d’école du dimanche, qu’il appelle le jour du sabbat tout comme s’il était juif.

— Et qu’a-t-il répondu à cela, milady ? demandai-je, car la querelle qui paraissait soudain arrivée au point critique, avait paru sommeiller quelque temps.

— Oh ! il s’est laissé aller et m’a dit qu’il devait se rappeler qu’il était sous l’autorité de l’évêque et non sous la mienne. Ce qui signifiait qu’il persistait dans son dessein contre mon opinion expresse.

— Et Votre Seigneurie… ne pus-je m’empêcher de demander.

— Je n’ai pu que lever le siège, lui faire la révérence et le congédier poliment. Quand deux personnes sont montées jusqu’à un certain point à propos d’une chose où elles sont en un désaccord aussi absolu que moi et Mr. Gray, ce qu’il y a de mieux à faire, si l’on veut rester en bons termes, est d’arrêter la conversation complètement et tout d’un coup. C’est un des rares cas où la brusquerie a du bon.

J’avais du chagrin à cause de Mr. Gray. Il était venu me voir plusieurs fois et m’avait aidé à supporter mon mal dans un esprit plus résigné que je ne l’aurais pu sans ses avis et ses prières. Et j’avais compris, à quelques mots qui lui étaient échappés, combien il avait son idée à cœur. J’avais pour lui tant d’affection et pour milady tant de respect et de gratitude, que je souffrais horriblement de cette mésintelligence qui tous les jours les séparait de plus en plus. Mais je n’avais rien à faire qu’à garder le silence. Je suppose que milady saisit quelque chose de ce qui se passait dans mon esprit, car, au bout d’une minute ou deux, elle reprit :

— Si Mr. Gray savait tout ce que je sais, s’il avait mon expérience, il ne s’élèverait pas si fort contre mon avis au sujet de ses nouveaux plans. Il faut, continua milady en s’échauffant à ses propres souvenirs, il faut que les temps soient bien changés, pour qu’un pasteur de village ose braver la dame qui, après tout, est le seigneur de la paroisse. À l’époque où vivait mon grand-père, le pasteur était le chapelain de la famille et dînait tous les dimanches au château ; il était servi le dernier de tous et devait avoir fini le premier ; je me rappelle qu’un jour il prit son assiette et son couvert, et que se levant la bouche pleine : « Que Vos Seigneuries, dit-il, me permettent de suivre le rôti à l’office. » Il est vrai que c’était la seule chance qu’il eût d’en avoir un second morceau, et notre homme était gourmand. Une fois il avait à lui seul dévoré toute une bécasse : il se prit à dire, pour détourner l’attention, qu’un choucas, mariné dans le vinaigre et assaisonné d’une façon particulière, valait au moins autant que la meilleure bécassine. Je vis dans les yeux de mon aïeul que le chapelain avait dit une sottise dont il porterait la peine. Le vendredi suivant, comme j’étais à cheval sur mon petit poney, à côté de mon grand-père, ce dernier s’arrêta pour dire à l’un des gardes-chasses de lui tuer la plus vieille corneille qu’il fût possible de trouver. Je n’en sus pas plus long jusqu’au dimanche, où l’oiseau fut placé devant le pasteur. « Il a été mariné dans le vinaigre et accommodé suivant votre recette, Mr. Hemming, lui dit mon grand-père ; mangez-le d’aussi bon appétit que la bécasse de l’autre jour, et nettoyez bien les os, ou, par ma foi, ce sera le dernier dîner que vous prendrez à ma table. » Je regardai le pauvre chapelain, qui s’efforçait d’avaler sa première bouchée en faisant croire qu’il la trouvait excellente, et je baissai les yeux, toute confuse de l’embarras où je le voyais, d’autant plus que mon grand-père nous demandait en riant si nous savions ce qu’était devenu l’appétit du pasteur.

— Et la corneille fut-elle mangée ?

— Certainement, chère petite ; on obéissait toujours à mon aïeul ; c’était un homme terrible quand il était en fureur, et personne n’aurait osé provoquer sa colère. Quelle différence entre le pasteur Hemming et celui d’aujourd’hui, ou même encore entre ce bon Mr. Montford et Mr. Gray ! ce n’est pas lui qui aurait osé me contredire !

— Et Votre Seigneurie pense réellement que ce ne serait pas un bien d’avoir une école du dimanche ?

— Certainement non. Comme je l’ai dit à Mr. Gray, je considère la connaissance du Credo et du Pater comme essentielle au salut.