Et tout enfant que ses parents conduisent régulièrement à
l’église doit les savoir. Puis il y a les dix Commandements qui enseignent les
devoirs ordinaires dans le langage le plus simple. Certainement, si un enfant a
appris à lire et à écrire (comme ce pauvre garçon que nous avons vu ce matin)
ses devoirs se compliquent, ses tentations deviennent plus grandes et, en même
temps, il n’a pas de principes héréditaires et une éducation solide pour lui
servir de sauvegarde. Je pourrai reprendre ma vieille comparaison du cheval de
course et du cheval de trait. Je suis consternée, continua-t-elle en changeant
de sujet, à propos de ce jeune garçon. Cela me rappelle d’une façon si
frappante ce qui arriva à un de mes amis, Clément de Créquy. Est-ce que je ne
vous l’ai jamais raconté.
— Non, milady, répondis-je.
— Pauvre Clément ! Il y a vingt ans et
plus, lord Ludlow et moi allâmes passer un hiver à Paris. Il y avait beaucoup
d’amis, peut-être n’étaient-ils pas tous aussi sages et raisonnables qu’il
l’aurait fallu, mais lui était si bon qu’il aimait tout le monde et que tout le
monde l’aimait. Nous avions un appartement, comme ils disent là-bas, rue de
Lille : le premier étage d’un hôtel, avec le rez-de-chaussée pour le
personnel. À l’étage au-dessus, vivait la propriétaire, la marquise de Créquy,
une veuve. On m’a dit que les armoiries de Créquy sont toujours, après ces
terribles années, sur un écusson au-dessus de la porte cochère, tout comme
alors, bien que la famille soit entièrement éteinte. Mme de Créquy
avait un fils unique, Clément, qui se trouvait avoir juste le même âge que mon
Urian. Vous pouvez voir son portrait dans le grand salon, je veux dire celui
d’Urian.
Je savais que le jeune Urian avait péri en mer, et
j’avais contemplé l’image de sa figure joyeuse et pleine d’entrain, la main
droite tendue vers un navire à l’horizon, comme s’il disait :
« Regardez-le, toutes ses voiles sont déployées pour le départ et moi je
reste là ! » Pauvre Urian ! Il partit dans ce navire moins d’un
an après qu’on eut fait ce portrait. Mais je dois revenir à l’histoire de
milady.
— Il me semble voir encore ces deux enfants
jouant ensemble, continua-t-elle doucement, en fermant les yeux comme pour
mieux évoquer cette vision, comme ils le faisaient, il y a vingt-quatre ans, dans
le vieux jardin à la française devant l’hôtel. Plus d’une fois, je les
observais derrière ma fenêtre. C’était peut-être un endroit plus propice aux
jeux qu’un jardin anglais, car il n’y avait pas beaucoup de corbeilles de
fleurs et, soit dit en passant, pas de gazon du tout, au lieu de cela, des
vases et des volées d’escaliers plutôt dans le goût italien ; et des jets
d’eau avec de petites fontaines qu’on pouvait mettre en activité en tournant
des robinets cachés çà et là.
Clément se délectait en faisant jaillir l’eau pour
surprendre Urian. Il fallait voir comme il faisait, pour ainsi dire, les
honneurs de la maison à mon cher jeune et rude marin ! Urian était aussi
brun qu’un fils de gitane, il se souciait peu de sa mise et résistait à tous
mes efforts pour lui faire mettre de l’ordre dans sa chevelure embroussaillée ;
mais Clément, sans avoir jamais l’air d’y faire attention, se montrait toujours
délicat et élégant quoique ses habits fussent souvent fort usés. Il portait
ordinairement une sorte de costume de chasse, qui lui laissait le cou à
découvert sur une collerette de belles dentelles anciennes. Ses longues boucles
blondes pendaient comme celles d’une jeune fille et ses cheveux étaient coupés
sur son front de façon à former une ligne droite à hauteur de ses yeux noirs.
Urian apprit plus de manières et de façon d’être un gentilhomme en deux mois de
fréquentation de ce jeune garçon que je n’avais pu lui en inculquer pendant des
années avec toutes mes leçons.
Je me souviens d’un jour où tous deux étaient en
pleine conversation – ma fenêtre était ouverte, je les entendais
parfaitement. Urian défiait Clément à quelque grimpade ou escalade que Clément
refusait d’entreprendre, mais avec hésitation, comme s’il en avait envie, mais
en fut secrètement empêché. À la fin, Urian qui était vif et étourdi, le pauvre
petit, dit à Clément qu’il avait peur :
— Peur ! répliqua le jeune Français, en
se redressant, vous ne savez pas ce que vous dites. Si vous voulez être ici à
six heures du matin, au moment où il fait à peine jour, j’irai prendre ce nid
d’étourneau en haut de cette cheminée.
— Mais pourquoi pas maintenant,
Clément ? dit Urian en lui passant son bras autour du cou. Pourquoi demain
et pas tout de suite puisque nous en avons envie.
— Parce que les Créquy sont pauvres et que ma
mère ne peut pas m’acheter un costume cette année et, là-haut, la pierre est
pleine d’aspérités et mettrait mes habits en lambeaux. Mais demain, de grand
matin, je pourrai y aller avec rien qu’une vieille chemise.
— Mais vous allez vous déchirer les jambes.
— Ma race ne se soucie pas du mal, dit le
jeune Français, qui se dégagea des bras d’Urian et fit quelques pas en avant
d’un air à la fois fier et réservé. Il avait été choqué de s’entendre dire
qu’il avait peur, et peiné d’avoir à confesser la véritable raison qui
l’empêchait de tenter l’exploit. Mais Urian ne se laissa pas démonter. Il alla
vers Clément, lui passa de nouveau le bras autour du cou et je pus les voir de
ma fenêtre, descendant tous deux la terrasse. Urian d’abord parlait avec
ardeur, les yeux tournés avec une tendresse implorante vers Clément qui fixait
le sol, jusqu’à ce qu’à la fin, il prit la parole à son tour et, petit à petit,
finit par passer aussi son bras autour de la taille d’Urian. Tous deux
marchèrent ainsi, de long en large, dans une conversation animée mais grave,
beaucoup plus comme deux hommes que comme deux enfants.
À ce moment, de la petite chapelle qui fait le
coin du grand jardin des Missions Étrangères, parvint le son de la clochette
annonçant l’élévation. Clément tomba à genoux, les mains jointes, les yeux baissés,
tandis qu’Urian restait debout et le contemplait avec respect.
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