Quelle amitié aura été la leur ! Je ne puis jamais penser à Urian sans voir aussi Clément. Urian me parle ou fait quelque chose, mais l’image de Clément flotte toujours à côté d’Urian et semble ne voir rien d’autre.

Mais je ne dois pas oublier de vous dire, que le lendemain matin, avant notre lever, un domestique de Mme de Créquy apporta à Urian le nid d’étourneaux.

Bon ! Nous retournâmes en Angleterre et les jeunes gens s’écrivirent. Mme de Créquy et moi échangeâmes des civilités, et Urian s’embarqua.

Après cela, tout parut tourner mal. Je ne puis pas tout vous raconter. Pour m’en tenir aux Créquy, je reçus une lettre de Clément. Je savais qu’il ressentait profondément la mort de son ami, mais je ne m’en serais jamais douté à lire la lettre qu’il m’envoya. Elle était cérémonieuse et ne contenait aucune des consolations dont j’étais affamée. Pauvre enfant ! Je suis sûre qu’il avait dû trouvé dur de m’écrire. Ni lui, ni personne ne peut rien trouver à dire à une mère qui a perdu son fils. Le monde ne pense pas ainsi, et, en général, il faut se conformer à ses usages. Mais, à en juger par ma propre expérience, un silence respectueux est le meilleur baume en pareil cas. Mme de Créquy m’écrivit aussi ; mais je savais qu’elle ne pouvait pas ressentir ma perte aussi profondément que Clément. Aussi sa lettre me causa-t-elle moins de désappointement. Elle et moi eûmes des rapports polis, échangeant de légers services, et, parfois, donnant des lettres d’introduction à des amis, l’une pour l’autre, pendant un an ou deux, puis nos relations cessèrent.

C’est alors que survint la terrible Révolution. Il faut avoir vécu dans ce temps pour imaginer la fièvre de nouvelles que nous avions alors, et cette consternation de tous les instants qu’occasionnaient les rumeurs qui nous parvenaient sur les fortunes et vies de ceux que beaucoup d’entre nous avaient connus, comme des hôtes aimables nous recevant aux jours paisibles dans leurs magnifiques maisons. Certainement, il y avait, derrière ce décor, bien des fautes et des souffrances, mais, nous, visiteurs anglais à Paris, n’en avons rien vu ou peu de choses. J’avais, parfois, l’impression vraiment que la mort semblait choisir ses victimes hors du cercle brillant que j’avais fréquenté. Le fils unique de Mme de Créquy vivait ; pendant que j’avais perdu trois de mes fils depuis notre rencontre ! Je ne crois pas que tous les lots soient égaux surtout maintenant que j’ai vu comment cela a fini pour eux ; mais je crois que, quel que soit le sort de chacun de nous, notre devoir est de l’accepter, sans le comparer à celui des autres.

Nous vivions dans une atmosphère lourde de terreur. « Que va-t-il arriver ? » était la question qu’on posait à quiconque apportait des nouvelles de Paris. Où étaient donc cachés ces hideux démons quand, si peu de temps auparavant, nous dansions et festoyions, conquis par le charme et l’esprit des salons parisiens, ravis des amitiés que nous y rencontrions ?

Un soir, j’étais seule dans notre maison de St James Square. Milord était au club avec Mr. Fox et quelques autres amis. Il m’avait laissée, supposant que je me rendrais à deux ou trois des nombreuses invitations que j’avais pour la soirée ; mais je n’avais pas le cœur à aller nulle part car c’était l’anniversaire de la naissance de mon pauvre Urian et je n’avais pas sonné pour demander de la lumière quoique ce fût la tombée de la nuit. Mais je pensais à toutes ses gentilles manières, à sa chaude nature si affectueuse. Je me reprochais de lui avoir souvent parlé trop brusquement, moi qui l’aimais tant. Et il me semblait que j’avais négligé et abandonné son cher ami Clément, qui pouvait maintenant se trouver en détresse dans ce cruel Paris ensanglanté. Je dis que je pensais amèrement à tout cela et particulièrement à Clément de Créquy à propos d’Urian, quand Fenwick m’apporta une lettre, scellée d’armoiries que je connaissais bien, quoique sur le moment je ne pusse me rappeler à qui elles appartenaient. Je cherchai un peu, comme on fait quelquefois, avant d’ouvrir la lettre. À l’instant, je vis qu’elle était de Clément de Créquy.

« Nous sommes à Londres depuis quelques jours, me disait-il ; ma mère est très malade et je suis perdu dans cette ville étrangère. Seriez-vous assez bonne pour m’accorder quelques minutes d’audience ? »

C’était la maîtresse de la maison où ils étaient descendus qui m’apportait ce billet ; je la fis entrer dans l’antichambre et la questionnai moi-même, tandis qu’on préparait la voiture.

Mme de Créquy et son fils étaient arrivés depuis une quinzaine environ ; la mère n’avait pas quitté le lit depuis cette époque, et n’avait été soignée que par ce pauvre Clément. La femme qui me donnait ces détails ignorait la qualité de ses hôtes, et les jugeant, ainsi que le font tous ses pareils, d’après leurs habits et leurs bagages, les croyait assez pauvres. Elle ne pouvait, du reste, m’en apprendre davantage, car elle ne comprenait guère ce pauvre Clément, qui avait presque oublié le peu d’anglais que mon fils lui avait appris autrefois.

CHAPITRE V

La marquise était logée dans une espèce d’auberge, triste réduit qu’avaient indiqué à son fils les pêcheurs qui les avaient amenés de Hollande, croyant passer des paysans frisons, dont tous les deux portaient le costume. Je fus obligée de faire monter dans ma voiture la femme qui m’avait apporté la lettre, car mon cocher ne savait pas où était la rue en question. J’envoyai cette femme demander si je pouvais entrer chez la marquise, et l’instant d’après je vis arriver Clément, dont la taille élégante se cachait sous des habits d’étoffe grossière, qui juraient de la façon la plus curieuse avec ses traits fins et distingués. Je voulus prendre sa main et la serrer ; mais il s’inclina et baisa la mienne.

— Puis-je entrer, madame ? demandai-je en regardant sa pauvre mère qui gisait dans l’obscurité sur un grabat, la tête soutenue par des oreillers crasseux, et qui tournait vers la porte un regard tout effaré.

— Clément ! Clément ! s’écria-t-elle avec effroi.

Elle s’imaginait toujours qu’on voulait lui prendre son fils pour l’emmener en prison.