Je finis cependant par entrer dans la chambre et par causer avec le jeune homme sans effrayer la mère. Lorsque j’eus appris le nom du médecin qui soignait la marquise, je remontai en voiture, après avoir dit à Clément que je reviendrais avant peu, et je me fis conduire chez le docteur. Je ne voulais qu’une chose, savoir si la malade pouvait être transportée chez moi, et quel était le meilleur moyen que nous pussions employer.

Ce médecin était, je crois, fort habile ; mais il avait cette brusquerie, pour ne pas dire cette grossièreté, que l’on prend au contact des classes inférieures. Je lui dis tout l’intérêt que je portais à la malade, et l’intention où j’étais de la faire conduire chez moi.

— C’est impossible, dit-il, le transport la tuerait.

— Cela sera pourtant, répondis-je, et il ne faut pas qu’elle meure.

— Dans ce cas-là, je n’ai plus rien à dire, riposta mon bourru, qui fit mine de s’éloigner de ma voiture.

Mais je connaissais l’argument qui devait le trouver sans réplique, et il fut convenu que la marquise, soigneusement enveloppée, serait transportée chez moi dans une litière, à une heure assez avancée de la nuit pour ne rencontrer personne dans les rues.

Nous avions tout préparé pour la recevoir, et, bien que chaussés de pantoufles, nous descendions sans cesse dans la cour, tandis que le concierge était de planton à la porte. J’aperçus enfin, au milieu des ténèbres, les lanternes portées par les hommes qui formaient le convoi ; la litière ressemblait à un cercueil, et j’eus bien de la peine à retenir mes larmes. D’un côté marchait le docteur ; de l’autre était Clément. Ils arrivèrent, et n’osant pas la fatiguer davantage, nous couchâmes cette pauvre marquise avec les grossiers vêtements de nuit que la brave femme de l’auberge lui avait prêtés. On la couvrit chaudement, et nous la laissâmes dans la chambre avec le docteur, une garde et Clément, qui avait son lit dans le cabinet de toilette. Brave et digne jeune homme, que de gratitude ne m’exprimait-il pas ! N’osant rien dire, de peur de troubler la malade, il s’était agenouillé devant moi, et m’embrassait les mains qu’il arrosait de ses larmes.

Je lui permis de donner cours à cette muette expansion qui soulageait son cœur, et je rentrai dans ma chambre, où je racontai à milord tout ce qui avait été fait. Jusque-là, tout allait bien ; mais ni moi ni mon mari nous ne pûmes dormir, tant nous étions inquiets du réveil de la marquise ; et ce fut avec une joie bien vive que j’appris le lendemain matin que Mme de Créquy était beaucoup plus tranquille qu’elle ne l’avait été depuis longtemps. Il est certain que la chambre où elle se trouvait alors devait lui laisser une impression bien différente de celle que lui causait le misérable taudis où je l’avais vue la veille ; elle devait instinctivement se sentir chez des amis.

Au bout de quelques jours, la plupart des traces de leur terrible fuite étaient effacées, au point que nous commencions à en oublier les tragiques causes et qu’ils semblaient plutôt des hôtes en visite chez nous que des proscrits obligés de fuir leur pays. Leurs diamants avaient été également vendus par les soins des agents de milord, bien que les boutiques de Londres fussent bondées de bijoux et autres objets de valeur rares et curieux, faciles à transporter et que beaucoup d’émigrants qui ne pouvaient pas attendre, vendaient à la moitié de leur prix. Mme de Créquy revenait à un état normal quoique sa santé restât fort ébranlée et qu’elle fût certainement dans l’impossibilité de recommencer une aussi périlleuse aventure à laquelle elle ne pouvait pas supporter la moindre allusion. Pendant quelque temps, les choses continuèrent ainsi : les Créquy étaient toujours, pour nous, des hôtes honorés et fréquentaient dans de nombreuses maisons, ouvertes à la pauvre noblesse française fugitive, chassée de son pays par les républicains. Un beau jour, Clément… Mais je dois vous dire qu’il avait été présenté au roi George et à sa gracieuse Majesté la reine, et qu’il en avait reçu l’accueil le plus aimable. Sa beauté, son élégance naturelle et certaines des circonstances de sa fuite le faisaient considérer dans le monde comme un héros de roman il aurait pu facilement pénétrer dans l’intimité des maisons les plus brillantes pour peu qu’il en eût pris la peine. Mais il nous accompagnait milord et moi, avec un air d’indifférence et de langueur qui, j’en avais parfois l’impression, contribuait à le rendre plus séduisant encore. Monkshaven (c’est le titre que portait alors mon fils aîné) essayait, en vain, de lui faire prendre intérêt à tous les plaisirs de la jeunesse. Mais non ! il restait partout le même. Sa mère prenait beaucoup plus de part aux potins du monde londonien, bien que sa santé précaire ne lui permît pas d’y fréquenter, qu’il ne le faisait pour les choses mêmes auxquelles il était mêlé.

Je disais donc qu’un jour, un vieil émigré, d’une condition modeste, se présenta à nos serviteurs, dont quelques-uns comprenaient le français ; et, par Mrs. Medlicott, j’appris qu’il avait quelque attache avec la famille de Créquy ; non pas à Paris, mais je crois qu’il avait été intendant de leurs propriétés en province, propriétés qui servaient surtout à la chasse et ne donnaient guère de revenus. Enfin, ce vieil homme était là ; et il avait apporté avec lui, enroulés autour de son corps, les parchemins et les actes formant les titres de propriétés. Il ne voulait les remettre à personne autre qu’à M. de Créquy, leur légitime propriétaire. Dès que Clément rentra, je lui fis part de l’arrivée de l’intendant et de ce que m’en avaient dit mes gens. Il alla immédiatement le trouver.

Il resta longtemps avec lui. Je l’attendais, car nous devions sortir ensemble en voiture pour aller je ne sais plus où ; je me rappelle seulement que, fatiguée d’attendre, j’étais sur le point de sonner pour qu’on aille lui rappeler son engagement avec moi, lorsqu’il arriva enfin, la figure plus pâle que la poudre de ses cheveux, ses beaux yeux dilatés d’horreur. Je vis tout de suite qu’il s’agissait d’une chose le touchant de plus près que les histoires ordinaires rapportées par chaque émigrant.

— Qu’y a-t-il, Clément ? demandai-je.

Il se tordit les mains en donnant l’impression de quelqu’un qui voudrait parler, mais qui ne peut arriver à trouver ses mots.

— Ils ont pendu mon oncle, finit-il par dire.

À la vérité, je savais qu’il y avait un comte de Créquy, mais j’avais toujours cru comprendre que la branche aînée avait peu de rapports avec lui, qu’en fait, on le considérait comme une sorte de vaurien et un opprobre pour la famille. Aussi, au risque de paraître manquer de sensibilité, j’étais un peu surprise de cet excès d’émotion. Jusqu’au moment où je saisis dans ses yeux cette expression particulière aux gens qui sont sous le coup d’une angoisse qu’ils n’osent pas exprimer en paroles. Il aurait voulu me faire comprendre quelque chose qu’il lui répugnait de dire. Mais comment l’aurais-je pu ? Je n’avais jamais entendu parler d’une demoiselle de Créquy.

À la fin, il articula : « Virginie ! » et, en un instant, je compris tout, évoquant Urian, qui, s’il avait vécu, eût pu aussi être amoureux.

— La fille de votre oncle ? demandai-je.

— Ma cousine, répondit-il.

Je ne dis pas : « Votre fiancée », quoique je n’eusse aucun doute là-dessus ; je me trompais pourtant.

— Oh ! Madame, continua-t-il, sa mère est morte depuis longtemps, elle vient de perdre son père, et elle vit sous une menace continuelle, seule, abandonnée.

— Est-elle en prison ?

— Non, elle est cachée chez la veuve d’un ancien concierge de son père.