Tous les jours, ils fouillent les maisons pour
chercher les aristocrates. Ils les traquent partout. Donc ce n’est pas
seulement sa vie, mais celle de la vieille femme, son hôtesse, qui est en
danger. Celle-ci le sait et tremble de peur. Même si elle a assez de courage
pour ne pas la dénoncer, sa peur peut la trahir, si sa maison est fouillée.
Ainsi, il ne reste à Virginie aucune espèce de salut. Elle est seule à Paris.
Je vis bien ce qu’il avait dans l’esprit. Il
mourait d’envie de courir au secours de sa cousine, mais la pensée de sa mère
le retenait. Moi, je n’aurais pas mis d’obstacle au départ d’Urian en pareil
cas. Comment pouvais-je le dissuader ? Et, cependant, j’eus peut-être tort
en n’insistant pas davantage sur les dangers de l’entreprise. Mais, en somme,
s’il y avait du danger pour lui, le danger n’était-il pas bien plus grand pour
elle ? Car les Français n’épargnaient ni le sexe ni l’âge en ces affreux
jours de terreur. De sorte que j’entrai plutôt dans ses vues et l’encourageai à
chercher les voies et les moyens les plus propres à les réaliser. Je ne doutais
pas, comme je vous l’ai dit, qu’ils ne fussent engagés l’un à l’autre.
Mais quand je m’adressai à Mme de Créquy –
après qu’il lui eut communiqué son plan ou plutôt notre plan – je
m’aperçus de ma méprise. Elle qui, ordinairement, était trop faible pour
traverser sa chambre autrement qu’à pas lents et en s’appuyant sur une canne,
la parcourait d’un bout à l’autre d’un pas vif et saccadé ; et si, de
temps en temps, elle se laissait tomber sur une chaise, il semblait qu’elle ne
pût pas tenir en place, car elle se levait au bout d’un moment, recommençait à
marcher, se tordant les mains et se parlant à elle-même. Quand elle s’aperçut
de ma présence, elle s’arrêta :
— Madame, me dit-elle, vous avez perdu votre
fils. Vous pourriez me laisser le mien.
Je fus si surprise que je ne sus guère que dire.
J’avais parlé à Clément comme si le consentement de sa mère était acquis (comme
je sentais que le mien eût été acquis à Urian s’il avait été là pour me le
demander). Certainement, nous savions, lui et moi, qu’il devait demander et
obtenir le consentement de sa mère avant de se lancer dans une telle
entreprise. Mais, à vrai dire, je m’enflamme toujours en présence du
danger ; peut-être parce que ma vie a toujours été si tranquille. Pauvre Mme de Créquy !
Il en allait tout autrement pour elle. Elle désespérait, alors que j’espérais
et que Clément avait pleine confiance.
— Chère madame, il vous reviendra sain et
sauf ; on prendra toutes les précautions que nous pourrons imaginer, vous,
moi et Monkshaven ; mais il ne peut pas abandonner cette enfant – sa
plus proche parente après vous, sa fiancée, n’est-ce pas ?
— Sa fiancée ? s’écria-t-elle,
maintenant au comble de l’excitation. Virginie fiancée à Clément ! Non,
Dieu merci, ce serait le pire ! Oui, cela aurait pu être. Mais
mademoiselle a méprisé mon fils ! Elle ne voulait rien avoir à faire avec
lui. C’est le moment pour lui de n’avoir rien à faire avec elle !
Clément entra juste au moment où sa mère
prononçait ces mots. Son visage était tendu et pâle, bien qu’il parût aussi
impénétrable et immobile qu’une statue de pierre. Il s’avança et s’arrêta
devant sa mère. Elle cessa sa déambulation fébrile, pencha sa tête altière et
tous deux se regardèrent fixement en face. Après une minute ou deux, et sans
que son regard fier et résolu eût faibli ou hésité, il fléchit un genou et
prenant sa main, cette main rétive et rigide, qui refusait de répondre à la
pression de la sienne :
— Mère, supplia-t-il, revenez sur votre
interdiction ! Laissez-moi partir.
« Qu’a-t-elle répondu ? »
m’écriai-je.
La marquise, reprit milady avec lenteur, du ton de
quelqu’un qui fait appel à toute sa force de mémoire, la marquise laissa tomber
ces mots d’une voix glaciale :
— « Mon cousin, si je me marie,
j’épouserai un homme, non un petit maître ? J’épouserai un homme
qui, quel que soit son rang, sera capable d’ajouter à la dignité humaine par
ses vertus et ne se contentera pas de vivre dans une cour efféminée sur les
traditions d’une grandeur passée ! » Comme vous voyez, ajouta la
marquise en s’adressant à moi, Virginie empruntait ses mots à cet infâme
Jean-Jacques Rousseau, l’ami de son non moins infâme père – ou, si elle
n’empruntait pas ses mots, elle empruntait ses principes. Et mon fils lui demandait
de l’épouser.
— C’était là le souhait exprès et écrit de
mon père, dit Clément.
— Mais est-ce que vous, vous n’étiez pas
épris d’elle ? Vous invoquez le testament de votre père, écrit douze ans
plus tôt, comme si c’était votre raison pour dédaigner mon opposition à cette
alliance. Mais vous lui avez demandé de vous épouser et maintenant vous êtes
prêt à m’abandonner – à m’abandonner sans soutien dans ce pays étranger.
— Sans soutien ! Mère ! Lady Ludlow
n’est-elle pas auprès de vous ?
— Pardon, madame. Mais la terre entière,
fût-elle remplie de cœurs aimants, n’est qu’un désert pour une mère dont le
fils unique est absent. Et vous, Clément, vous voulez me laisser pour Virginie,
cette Créquy dégénérée, infectée de l’athéisme des Encyclopédistes ! Elle
ne fait que récolter quelque chose du fruit de la moisson dont ses amis ont
planté la graine.
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