Laissez-la tranquille ! Elle a certainement des
amis – et peut-être des amants – parmi ces démons qui, au nom de la
liberté, se donnent toutes les licences. Laissez-la tranquille, Clément !
Elle vous a refusé avec mépris : ayez assez de fierté pour ne pas vous
occuper d’elle !
— Mère, je ne pense pas à moi, mais au danger
qu’elle court.
— Songez plutôt à moi ! Moi, votre mère,
qui vous défends de partir.
Clément s’inclina profondément, et sortit à
l’instant de la chambre, comme un homme frappé de cécité. La marquise le vit
marcher à tâtons et, pour un instant, je crus qu’elle allait être ébranlée.
Mais elle se tourna vers moi, et s’efforça d’excuser sa violence en me développant
ses griefs qui, certes, étaient nombreux. Le comte, frère cadet de son mari,
n’avait cessé de travailler à jeter la brouille dans leur ménage. Il était le
plus intelligent des deux et avait, sur son frère, un grand ascendant. Elle le
soupçonnait d’avoir été l’inspirateur de cette clause du testament de son mari
par laquelle il exprimait le vœu d’une union entre les deux cousins. Le comte
avait eu certains intérêts personnels dans l’administration de leurs biens
pendant la minorité de Clément. En effet, je me rappelai que c’était par le
comte de Créquy que mon mari avait d’abord entendu parler de l’appartement que
nous louâmes ensuite dans l’hôtel de Créquy, et mes souvenirs s’éclaircissant à
mesure, il me revint à l’esprit qu’au début de notre installation, nos avions
eu, lord Ludlow et moi, l’impression que cet arrangement déplaisait à la
marquise. De fait il se passa longtemps avant qu’il s’établit entre nous et
elle des relations amicales.
Elle n’avait pu défendre à Clément l’accès de la
maison de son oncle, en raison de l’intimité qui avait existé entre les deux
frères, mais elle n’y mettait jamais les pieds. Quelques années après notre
séjour, elle commença à soupçonner l’attachement de Clément pour sa cousine.
Elle se livra à une enquête minutieuse sur le physique, le caractère et les
dispositions de la jeune fille. On lui dit que, sans être jolie, elle avait un
visage régulier et un port noble et distingué. Pour son caractère, les uns le
dépeignaient comme hardi et volontaire, les autres comme original et
indépendant. Elle était fort gâtée par son père, qui lui avait donné une
éducation plutôt virile et l’avait mise sur un pied d’intimité avec une jeune
fille au-dessous de son rang, Mlle Necker, fille du ministre
des Finances[22].
Mlle de Créquy fut ainsi introduite dans tous les salons
libres-penseurs de Paris parmi des gens dont tous les plans tendaient à
bouleverser la société.
Mme de Créquy s’informa avec
anxiété si Clément avait du penchant pour ce monde-là. Non,
M. de Créquy n’avait d’yeux et d’oreilles que pour sa cousine, quand
elle était là. Et elle ? Elle n’avait presque pas pris garde à son
empressement, si visible qu’il fût pour tout le monde. L’orgueilleuse
créature ! Mais peut-être était-ce une attitude qu’elle prenait pour
dissimuler ses sentiments. Ainsi Mme de Créquy écoutait,
questionnait, sans arriver à rien de précis, jusqu’au jour où elle surprit
Clément tenant à la main la lettre dans laquelle Virginie, en réponse à la
demande qu’il lui avait fait transmettre par son père répondait par la fameuse
phrase : « Quand je me marierai, j’épouserai un homme et non pas un
petit-maître. »
Clément fut justement indigné de la manière
insolente dont Virginie avait accueilli sa demande respectueuse dans la forme
et qui n’était, après tout, que l’expression contenue des vœux d’un cœur
brûlant. Il acquiesça au désir de sa mère et cessa toute relation avec son
oncle. Mais il n’oublia pas Virginie bien qu’il ne prononçât jamais son nom.
Mme de Créquy et son fils avaient
été parmi les premiers proscrits, car ils étaient, dans toute la force du
terme, royalistes et aristocrates, ainsi que les sans-culottes nommaient tous
ceux qui conservaient les principes dans lesquels ils étaient fiers d’avoir été
élevés. Ils avaient laissé Paris quelques semaines avant leur arrivée en Angleterre
et, en quittant l’hôtel de Créquy, la conviction de Clément avait été que son
oncle était non seulement en sûreté, mais encore qu’il devait être populaire
auprès du parti au pouvoir. Et, comme toute communication avec des particuliers
dignes de confiance était interceptée, M. de Créquy avait eu peu
d’inquiétude sur son oncle et sa cousine, en comparaison de celles que lui
inspiraient beaucoup d’autres amis de l’autre parti. Jugez du coup qu’il venait
de recevoir en apprenant que son oncle avait été pendu et que sa cousine se trouvait
réduite à se cacher à cause des excès d’une populace dont elle revendiquait
sans cesse les droits, pour employer son langage.
Quand j’eus entendu toute cette histoire, je
confesse que ma sympathie pour Clément perdit tout ce que gagna sa mère. La
conduite de Virginie ne me parut pas mériter le risque que Clément voulait
courir. Mais, lorsque je le revis, malheureux, déprimé, que dis-je, désespéré,
vivant comme sous le coup d’un cauchemar perpétuel, ne se souciant ni du boire
ni du manger, ni du dormir, et gardant pourtant une dignité silencieuse,
s’efforçant même d’amener sur ses lèvres un pauvre sourire quand il rencontrait
mon regard… oh ! alors je changeai de nouveau d’opinion, ne pouvant comprendre
que Mme de Créquy résistât à ce plaidoyer muet qu’était l’aspect
désolé de son fils.
Quant à lord Ludlow et à Monkshaven, aussitôt
qu’ils furent au courant, ils s’indignèrent qu’une mère empêchât son fils de
courir à un danger honorable. Et c’était une chose honorable et un devoir
certain, à leur avis, que de sauver la vie d’une orpheline sans soutien, sa
plus proche parente. Il n’y avait qu’un Français, disait milord, pour se
laisser mener par les lubies et les frayeurs d’une vieille femme, fût-elle sa
mère. À continuer ainsi, il allait étouffer sous cette contrainte, jusqu’à en
mourir. S’il partait, on pouvait le mettre à mort, comme ces gredins l’avaient
fait pour tant d’honnêtes gens ; mais milord voyait beaucoup plus de
chances pour qu’au lieu d’être guillotiné, il sauvât la jeune fille et la
ramenât en Angleterre, follement éprise de celui à qui elle aurait dû la
vie ; et il imaginait déjà leurs noces joyeusement célébrées à Monkshaven.
Milord, à force de répéter son opinion, finit par
s’en pénétrer au point qu’il arriva à se persuader que les choses se
passeraient réellement ainsi. Et, certain jour que Clément lui avait paru
encore plus pâle et plus défait que d’habitude, il envoya demander à Mme de Créquy
la permission de lui parler en particulier.
— Car, enfin, par
saint Georges, dit-il, il faut qu’elle sache ce que je pense et qu’elle ne
laisse pas ce garçon se consumer de désespoir. Il vaut bien mieux que cela.
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