La présentation à la cure d’Hanbury dépendait de deux personnes dont l’une était Lady Ludlow. Lord Ludlow avait exercé son droit au moment de la nomination de Mr. Mountford qui avait gagné sa faveur par ses qualités de bon cavalier. Mr. Mountford n’était pas un mauvais clergyman, pour l’époque. Il ne buvait pas, bien qu’il aimât la bonne chère autant que quiconque. Et, si quelque pauvre personne était malade, et qu’il en entendît parler, il lui envoyait, de son ordinaire, les plats qu’il aimait le mieux et qui, parfois, se trouvaient ce qu’il y avait de moins indiqué pour un malade. Il était bienveillant pour tout le monde, excepté pour les dissidents[6] dont il s’efforçait, d’accord avec Lady Ludlow, de purger la paroisse. Il mangeait tellement et prenait si peu d’exercice que, même à nos oreilles, parvenait l’écho de terribles scènes qu’il faisait à ses domestiques, à son sacristain et à son clerc. Mais aucun d’eux n’en prenait grand souci, car il se calmait vite et ne manquait pas de leur faire quelque présent. On insinuait même que c’était en proportion de sa colère. De sorte que le sacristain (un peu porté à la plaisanterie, comme tous les sacristains, je crois), prétendait que, lorsque le vicaire disait : « Le diable vous emporte », cela valait couramment un shilling, tandis que : « Au diable », n’était qu’un modeste juron de six pences, bon tout au plus pour un clergyman.

Il y avait aussi beaucoup de bon en Mr. Mountford. Il ne pouvait supporter la vue d’une souffrance, d’une tristesse, d’une misère de quelque sorte que ce fût, et, si quelque chose de ce genre venait à sa connaissance, il n’avait de cesse qu’il n’y eût apporté remède à tout prix. Mais il craignait fort le dérangement ; aussi évitait-il autant que possible d’entrer en contact avec les malades et les malheureux ; et il n’aimait pas du tout qu’on lui en parlât.

« Qu’est-ce que Votre Seigneurie veut que je fasse ? répondit-il un jour à Lady Ludlow lui demandant d’aller voir un pauvre homme qui s’était cassé la jambe. Je ne puis raccommoder la jambe aussi bien que le docteur. Je ne puis pas le soigner aussi bien que sa femme. Je puis lui parler, mais il comprend aussi peu mes discours que moi le langage des alchimistes. Mon arrivée le met sens dessus dessous. Il se raidit dans une posture inconfortable, sans se soucier de sa couverture, et n’ose pas se donner le soulagement de s’agiter, de jurer, de quereller sa femme, pendant que je suis là. Je crois entendre le soupir de soulagement qu’il pousse, quand j’ai le dos tourné et qu’il a vu la fin du sermon que j’aurais dû garder pour prêcher à ses voisins du haut de la chaire, où il aurait bien mieux convenu, à son avis, car il a eu tout le temps l’impression que je m’adressais aux pécheurs. Je juge les autres d’après moi-même, et je les traite comme je voudrais être traité. De toutes façons, c’est bien l’esprit du christianisme. Sauf le respect de Votre Seigneurie, j’aurais été fâché de recevoir la visite de lord Ludlow si j’avais été malade. C’eût été un grand honneur, sans doute. Mais il m’aurait fallu mettre un bonnet de nuit décent, m’armer de patience pour être poli et ne pas fatiguer Sa Seigneurie du récit de mes maux. Je lui aurais été deux fois plus reconnaissant s’il m’avait envoyé du gibier, ou un bon quartier de venaison, qui m’auraient aidé à recouvrer ce degré de force et de santé qui permet d’apprécier comme il se doit la visite d’un gentilhomme. Par conséquent, j’enverrai tous les jours à Jerry Butler un bon dîner jusqu’à ce qu’il soit rétabli ; et je ferai grâce au pauvre diable de ma présence et de mes avis. »

Ce discours et beaucoup d’autres de Mr. Mountford plongeait milady dans la perplexité. Mais il avait été nommé par son mari et il n’était pas question de critiquer ce choix ; elle savait que les dîners étaient souvent envoyés et fréquemment accompagnés d’une ou deux guinées pour aider à payer le docteur. Mr. Mountford était inébranlable sur les principes, haïssait les dissidents et les Français, et buvait rarement une tasse de thé sans porter le toast traditionnel : « L’Église et le roi, à bas le Croupion[7]. » De plus, il avait eu l’honneur de prêcher une fois devant le roi, la reine et deux princesses à Weymouth ; et le roi avait ostensiblement applaudi à son sermon par un « Très bien, très bien », ce qui avait mis, aux yeux de milady, un sceau définitif à ses mérites.

À part cela, dans les longues soirées d’hiver, le dimanche, il venait au château, donnait lecture d’un sermon aux jeunes filles et faisait, ensuite, une partie de piquet avec milady, pour passer le temps. Milady, en ces occasions, l’invitait à souper sous le dais, mais comme son repas se composait invariablement de pain et de lait, Mr. Mountford préférait venir à notre table et plaisantait sur l’hérésie perverse qu’il y avait à faire maigre le dimanche, jour de fête pour l’Église. On souriait d’aussi bonne grâce à cette plaisanterie la vingtième fois que la première ; nous la sentions venir, car il avait coutume de toussoter nerveusement avant de lancer un mot d’esprit, pour s’assurer de l’approbation de milady ; et ni elle, ni lui, n’avaient l’air de s’apercevoir qu’il y eût jamais pensé auparavant.

Mr. Mountford finit par mourir subitement. Nous en fûmes toutes fort peinées. Il laissa une partie de son bien (car il possédait une fortune personnelle) aux pauvres de la paroisse, pour leur servir annuellement, le jour de Noël, un dîner composé de rosbif et de plum-pudding. Il avait ajouté à son testament un codicille donnant une excellente recette pour le plum-pudding.

En outre, il chargea ses exécuteurs testamentaires de vérifier que le caveau, où étaient inhumés les vicaires d’Hanbury, fût bien aéré, avant qu’on y descende son cercueil ; car, toute sa vie il avait craint l’humidité, et, à la fin, il entretenait une telle chaleur dans sa chambre que d’aucuns pensèrent que cela avait hâté sa mort.

C’est alors, comme je l’ai dit, que l’autre possesseur du bénéfice de la paroisse présenta Mr. Gray, élève de Lincoln College à Oxford. Nous étions toutes naturellement portées, en tant que membres en quelque sorte de la famille des Hanbury, à désapprouver ce choix. Mais lorsque je ne sais quelle personne eut l’idée malencontreuse d’insinuer que Mr. Gray était un méthodiste[8] je me rappelle que milady déclara « qu’elle n’ajouterait pas foi à une telle horreur, tant qu’elle n’en aurait pas la preuve évidente. »

CHAPITRE II

Avant de vous parler de Mr. Gray, je pense que je dois vous mettre un peu mieux au courant de la façon dont nous passions nos journées à Hanbury Court.