Nous étions cinq à ce moment, toutes jeunes filles de bonne maison et alliées, quoique de loin, à de grandes familles. Quand nous n’étions pas avec milady, Mrs. Medlicott s’occupait de nous ; c’était une bonne petite personne, qui servait de dame de compagnie à milady depuis de nombreuses années et avait même, je crois, quelque lien de parenté avec elle. Ses parents avaient vécu en Allemagne, en conséquence, elle avait gardé un accent germanique. Elle en avait rapporté aussi une grande habileté dans toutes sortes d’ouvrages d’aiguille dont certains ne sont plus connus aujourd’hui, même de nom. Quoique bonne protestante et ne manquant jamais de célébrer le 5 novembre[9], elle s’entendait à la dentelle comme pas une nonne papiste. Elle prenait en mains une pièce de batiste française, et, enlevant certains fils, en ajoutant d’autres, la transformait en quelques heures en une délicate dentelle. Elle faisait de même avec de la toile de Hollande et elle en tirait des dentelles fortes et épaisses, dont toutes les serviettes et les nappes de milady étaient ornées. Nous travaillions sous ses ordres pendant une grande partie de la journée, soit dans l’office, soit dans notre salle de couture qui donnait sur le grand hall. Milady méprisait ce genre d’ouvrage qu’on appelle aujourd’hui de fantaisie. Elle regardait l’emploi de fils de laines de couleur comme propre seulement à amuser des enfants ; une femme parvenue à l’âge de raison ne devait pas, à son avis, utiliser du bleu ou du rouge, mais borner son plaisir à l’exécution de points fins et délicats. Elle parlait de la vieille tapisserie se trouvant dans le hall comme de l’œuvre d’une de ses ancêtres qui vivait avant l’époque de la Réforme et par conséquent était étrangère au bon goût pur et simple aussi bien en art qu’en religion. Pas davantage, elle n’approuvait la mode qui s’était répandue au commencement du siècle parmi les dames de qualité, de fabriquer des souliers. C’était, d’après elle, une conséquence de la Révolution française, qui avait tant fait pour annihiler toute distinction de rang et de classe, en sorte qu’on voyait des jeunes filles de grande naissance et d’éducation distinguée, manier des formes, des alênes, et se salir avec de la poix, comme des filles de cordonniers.

Nous étions souvent appelées, à tour de rôle, par milady dans son petit salon pour lui faire la lecture de quelque ouvrage instructif. C’était généralement le Spectateur d’Addison[10] mais, certaines années, je me le rappelle, nous eûmes à lire les Réflexions de Sturm[11], livre traduit de l’allemand et recommandé par Mrs. Medlicott. Mr. Sturm enseignait ce que nous devions penser chaque jour de l’année ; et il était bien ennuyeux. Mais je crois que la reine Charlotte avait beaucoup aimé ce livre et la pensée de l’approbation royale suffisait à tenir milady éveillée pendant la lecture. Les Lettres de Mrs. Chapone et les Avis du Dr. Gregory aux jeunes personnes[12], formaient le surplus de notre bibliothèque pour les jours de semaine.

Pour mon compte, j’étais heureuse de laisser ma broderie et même une lecture à haute voix (bien que ce dernier exercice me tînt auprès de ma chère milady) pour aller à l’office travailler aux confitures et confectionner des eaux médicinales. Il n’y avait pas de médecin à plusieurs milles à la ronde et avec Mrs. Medlicott pour nous diriger et le Dr. Buchan pour fournir les recettes, nous remplissions de nombreux flacons de remèdes qui, j’ose le dire, valaient bien ceux qui venaient de la boutique du pharmacien. En tous cas, je ne crois pas que nos drogues pussent faire beaucoup de mal ; car s’il arrivait que, l’une d’elles eût un goût plus prononcé que d’habitude, Mrs. Medlicott nous invitait à la tempérer avec de la cochenille et de l’eau, pour plus de sûreté, à ce qu’elle disait. De sorte que nos flacons finissaient par ne pas renfermer grand chose de médicinal ; mais nous les munissions soigneusement d’étiquettes, qui leur donnaient un aspect mystérieux pour les gens qui ne savaient pas lire et aidaient le remède à faire son œuvre. J’ai envoyé souvent des flacons d’eau salée colorée en rouge ; et lorsque nous n’avions pas mieux à faire dans l’office, Mrs. Medlicott nous mettait à confectionner des pilules de pain, en manière d’exercice et autant que je puis m’en rendre compte, elles étaient fort efficaces, car avant d’en donner une boîte, Mrs. Medlicott expliquait au patient les effets auxquels il devait s’attendre ; et si je m’informai du résultat, il était rare qu’il ne fût pas conforme. Il y avait un vieil homme qui prenait six pilules par nuit, les premières qu’il nous passait par la tête de lui donner, pour le faire dormir ; et, si, par malheur, sa fille avait oublié de venir renouveler la provision, il ne pouvait fermer l’œil et se trouvait si malheureux qu’il en pensait mourir. Je suppose que nous pratiquions ce qu’on appelle aujourd’hui l’homéopathie.

Nous apprenions encore dans l’office à faire tous les gâteaux et les plats de la saison. Pour Noël, c’étaient le plum porridge et les mince pie, les beignets et les crêpes pour la veille du mercredi des Cendres, la bouillie de froment pour la mi-carême, les gâteaux à la violette pour la semaine sainte, le fancy pudding pour le jour de Pâques, les gâteaux à trois cornes pour la Trinité et ainsi de suite, tous les jours de l’année, tout cela suivant les vieilles bonnes recettes orthodoxes transmises à milady par ses premiers ancêtres protestants.

Chacune de nous passait une partie de la journée avec Lady Ludlow ; et, de temps à autre, nous faisions une promenade avec elle dans sa voiture à quatre chevaux. Elle n’aimait pas atteler avec deux chevaux seulement, estimant que c’était au-dessous de son rang ; et il faut dire que quatre chevaux n’étaient pas toujours inutiles pour faire avancer son lourd carrosse au milieu d’une épaisse boue. Mais c’était un équipage plutôt encombrant à travers les chemins étroits du comté de Warwick et il m’arrivait souvent de me féliciter qu’il n’y ait pas trop de comtesses au monde, autrement nous aurions pu rencontrer une autre dame de qualité avec un attelage à quatre chevaux, dans un endroit où il n’y aurait eu ni possibilité de se contourner, ni de passer de front et peu de chances de pouvoir faire volte-face. Un jour que l’idée d’une pareille rencontre dans un chemin étroit et embourbé me travaillait l’esprit, je me hasardai à demander à Mrs. Medlicott ce qu’on pourrait faire en pareil cas. Elle me répondit que c’était à la personne dont la noblesse remontait le moins haut de céder le pas. Cela me rendit rêveuse un certain temps, mais je finis par comprendre. Je commençai à saisir l’utilité du Peerage[13], livre qui, jusque-là, m’avait paru tout à fait dépourvu d’intérêt. Aiguillonnée par ma crainte au sujet de l’attelage, j’arrivai à découvrir les dates de la création des trois comtés de Warwick et j’eus le bonheur d’apprendre que lord Ludlow était le second, tandis que le premier rang appartenait à un veuf, grand chasseur que nous n’avions aucune chance de rencontrer en carrosse.

Voilà longtemps que je m’égare au lieu de vous parler de Mr. Gray. C’est naturellement, à l’église que nous le vîmes pour la première fois. Il avait une figure très colorée, du genre de celles qui vont avec des cheveux blonds et un tempérament sanguin.