Il nous parut mince et de petite taille : ses cheveux clairs frisaient naturellement et ne montraient pas trace de poudre. Je me rappelle que milady en fit l’observation avec amertume ; car, depuis la famine en 1799, on avait mis une taxe sur la poudre ; en conséquence, on passait pour jacobin et révolutionnaire si on s’abstenait d’en mettre. Milady augurait mal de quiconque portait ses propres cheveux : mais elle admettait que c’était plutôt là un préjugé. Seulement, dans sa jeunesse, la populace ne portait pas perruque et elle ne pouvait s’empêcher d’établir une association d’idées entre les perruques, la naissance et l’éducation ; et, par suite, entre tout homme portant ses propres cheveux et cette classe de gens qui avaient pris part aux émeutes de 1780, à l’époque où George Gordon[14] avait été un des cauchemars de sa vie. Son mari et ses frères, nous disait-elle, avaient mis leurs premières culottes pour le septième anniversaire de leur naissance et avaient eu la tête rasée le même jour. Une charmante petite perruque à la dernière mode était l’invariable cadeau que ses fils recevaient de leur mère lorsqu’ils atteignaient cet âge ; et, depuis, jusqu’au jour de leur mort, aucun n’avait vu ses propres cheveux. Se montrer sans poudre, comme certaines gens sans éducation le prônaient maintenant, revenait, en fait, à braver toutes les convenances, à supprimer toute tenue. C’était du sans-culottisme anglais. Aussi Mr. Gray mit un peu de poudre, assez pour ne pas se perdre dans l’opinion de milady, mais pas suffisamment pour gagner son entière approbation.

La seconde fois que je le rencontrai, ce fut dans le grand hall. Mary Mason et moi, étions sur le point de sortir en voiture avec Lady Ludlow et, quand nous descendîmes avec nos plus beaux chapeaux et nos manteaux, nous trouvâmes Mr. Gray attendant l’arrivée de milady. Je crois bien qu’il était déjà venu une fois pour lui présenter ses hommages, mais nous ne l’avions pas vu ; et il avait décliné l’invitation de passer la soirée du dimanche au château ainsi que le faisait fort régulièrement Mr. Mountford – avec une partie de piquet – ce qui, nous avait déclaré Mrs. Medlicott, n’avait guère bien disposé milady sur son compte.

Il devint plus rouge que jamais en nous voyant entrer dans le hall et lui faire nos révérences. Il toussa deux ou trois fois, comme quelqu’un qui aurait bien voulu nous adresser la parole, mais n’aurait rien trouvé à nous dire. Et chaque fois, il rougissait encore davantage. J’ai honte de le dire, nous étions sur le point de rire de lui ; peut-être un peu parce que, nous aussi, nous étions si intimidées que nous comprenions fort bien son embarras.

Milady survint de son pas léger et rapide – elle allait toujours vite lorsqu’elle ne pensait pas à sa canne – comme si elle était fâchée de nous avoir fait attendre. En entrant, elle fit à la ronde une de ces révérences d’une grâce irrésistible, dont je crois que l’art s’est perdu avec elle. C’était comme si elle eût dit : « Je suis bien fâchée de vous avoir fait attendre, excusez-moi. »

Elle alla vers la cheminée, auprès de laquelle s’était mis, en entrant, Mr. Gray et s’inclina de nouveau devant lui, mais plus profondément, à cause de son habit, et parce qu’elle était la maîtresse de maison et lui un nouvel hôte. Elle lui demanda s’il ne préférait pas l’entretenir dans son salon privé, et fit un geste pour l’inviter à l’y suivre. Mais il entra tout de suite dans le vif du sujet dont il était plein à étouffer et qui faisait briller des larmes dans ses grands yeux bleus, ouverts plus grands encore à mesure qu’il s’exaltait.

— Votre Seigneurie, je voudrais vous parler pour vous persuader d’user de votre bienveillante influence auprès de Mr. Lathom, à propos d’une affaire criminelle relevant de sa juridiction de Hathaway Manor.

— Harry Lathom ? demanda milady, pendant que Mr. Gray s’arrêtait un moment pour retrouver sa respiration qu’il avait perdue dans sa précipitation, je ne savais pas qu’il fût de la magistrature.

— Il vient d’être nommé, il a prêté serment, il n’y a pas un mois, c’est là le pire, Votre Seigneurie.

— Je ne comprends pas pourquoi vous le déplorez. Les Lathom sont seigneurs de Hathaway depuis Édouard Ier[15] et Mr. Lathom a une bonne réputation quoiqu’il soit de caractère emporté.

— Votre Seigneurie ! Il a fait arrêter Job Gregson pour vol – un crime dont il est aussi innocent que moi, tous les témoignages le prouvent, maintenant que l’affaire va venir devant le tribunal, mais ces messieurs se tiennent si fort ensemble qu’on ne peut les amener à faire justice et ils vont tous envoyer ce malheureux en prison, en guise de compliment pour Mr. Lathom, estimant que c’est son premier mandat d’arrestation et qu’il ne serait pas courtois de lui dire qu’il a agi sans preuve. Pour l’amour de Dieu, Votre Seigneurie, parlez à ces messieurs ; ils vous écouteront, tandis qu’ils m’ont seulement répondu que je devais me mêler de mes propres affaires.

De prime abord, milady était toujours encline à prendre parti pour sa caste, et les Lathom étaient cousins des Hanbury. Ensuite, c’était un point d’honneur, à cette époque, d’encourager un jeune magistrat en frappant d’un arrêt plus ou moins rigoureux les premiers individus qu’il faisait arrêter ; d’autre part, Job Gregson était le père d’une jeune fille qui avait été dernièrement renvoyée de sa place d’aide-cuisinière pour insolence envers Mrs. Adams, la propre femme de chambre de Sa Seigneurie ; Mr. Gray n’avait pas dit un mot des raisons qu’il avait de croire à l’innocence de son protégé, car il était tellement excité qu’il aurait voulu, je crois, emmener immédiatement milady devant le tribunal, en sorte qu’en faveur d’un homme contre lequel il y avait pas mal à dire, on ne pouvait trouver que les simples affirmations de Mr. Gray. Milady se dressa un peu et dit :

— Mr. Gray ! je ne vois pas quelle raison nous pouvons avoir, vous ou moi, d’intervenir. Mr. Harry Lathom est un jeune homme de bon sens, fort capable de tirer la vérité au clair sans notre aide…

— Mais il y a eu des preuves depuis, interrompit Mr. Gray.

Milady raidit un peu plus son attitude et le prit sur un ton un peu plus froid.

— Je suppose que ce supplément de preuves a été porté à la connaissance des juges : ce sont des hommes de bonne famille, d’honneur et de réputation, bien connus dans le comté. Ils estiment naturellement que l’opinion de l’un d’entre eux doit avoir plus de poids que ce que peut raconter un homme comme Job Gregson qui jouit d’une réputation médiocre. Il est fortement soupçonné de braconnage ; il s’est établi sur les communaux d’Hareman, donc hors de la paroisse, soit dit en passant ; par conséquent, vous, en tant que pasteur, n’êtes pas responsable de ce qui s’y passe. Et, quand les magistrats vous ont dit de vous occuper de vos propres affaires, ils n’avaient pas tout à fait tort, si peu courtois qu’ils aient été ; et je pourrais bien m’attirer la même réponse si j’intervenais. Qu’en pensez-vous, Mr. Gray ?

Il paraissait fort mal à l’aise et presque fâché. Une ou deux fois il parut sur le point de parler, mais s’arrêta comme si ce qu’il allait dire n’eût été ni sage ni prudent. Enfin, il s’exprima ainsi :

— Votre Seigneurie, il peut sembler présomptueux de ma part – à moi qui ne suis ici que depuis quelques semaines – de me prononcer sur le caractère de gens contre l’opinion commune, (ici, Lady Ludlow ne put retenir un léger signe d’acquiescement, mais je ne crois pas qu’il s’en aperçut) mais je suis convaincu que cet homme est innocent de cette faute, d’ailleurs les juges eux-mêmes allèguent pour seule raison cette ridicule coutume de faire honneur à un magistrat nouvellement nommé.

« Ridicule » ! Ce mot malheureux détruisit tout l’effet que son début modeste avait fait sur milady. Je vis, aussi bien que si j’avais été à sa place, qu’elle se hérissait à l’idée d’une pareille expression employée par un homme de rang inférieur à ceux qu’il critiquait. C’était vraiment un grand manque de tact étant donné celle à qui il s’adressait.

Lady Ludlow prit son ton le plus aimable et le plus doux, nous savions toutes ce que ce ton-là signifiait :

— Je pense, Mr. Gray, que nous devons laisser là ce sujet. Il est probable que nous ne nous entendrons jamais là-dessus.

Mr. Gray passa au pourpre, puis devint tout pâle, je pense que milady et lui avaient oublié notre présence ; et nous commencions à nous sentir trop mal à l’aise pour prendre sur nous de la leur rappeler. Cependant, nous ne pouvions nous empêcher de regarder et d’écouter avec la plus vive attention.

Mr. Gray se dressa de toute sa hauteur avec un sentiment inconscient de dignité. Malgré sa petite taille, et timide et embarrassé comme il l’avait été un moment auparavant, il parut alors aussi grand que milady.

— Votre Seigneurie doit se souvenir qu’il peut être de mon devoir de dire à mes paroissiens maintes choses sur lesquelles ils ne sont pas d’accord avec moi.

Les grands yeux de Lady Ludlow se dilatèrent de surprise et, je crois, de colère, en s’entendant traiter ainsi. Je ne prétends pas que Mr. Gray eut pris la meilleure voie.