Je me demande
comment vous pouvez dire que vous ne savez pas ce que faire.
» – Oui, Amy, le cas est tel que
vous le dites, et je pense véritablement qu’il faudra que je lui
cède. Mais, ajoutai-je, poussée par ma conscience, ne me parlez
plus de cette hypocrisie qu’il est légitime que je me remarie, et
qu’il doit aussi se remarier, et autres balivernes semblables. Tout
cela est sottise, Amy. Il n’y a rien de vrai là-dedans. Que je n’en
entende plus parler ; car si je cède, on aura beau mâcher les
mots, je serai comme une prostituée, Amy, ni plus ni moins, je vous
l’assure.
» – Je ne le pense pas, madame, en
aucune façon, dit Amy. Et je m’étonne que vous puissiez parler
ainsi. » Et elle se mit à débiter son raisonnement sur
l’absurdité qu’il y avait à ce qu’une femme fût obligée de vivre
seule, ou à ce qu’on homme fût obligé de vivre seul, dans des cas
pareils.
» – Eh bien ! Amy, lui
dis-je ; allons ! ne discutons pas davantage ; car
plus j’approfondirai cette question, plus grands seront mes
scrupules. Mais, laissant cela de côté, les nécessités de ma
situation présente sont telles que je crois que je lui cèderai s’il
m’en presse beaucoup. Cependant, je serais heureuse qu’il ne le fît
pas, et me laissât comme je suis.
» – Quant à cela, madame, vous
pouvez compter, dit Amy, qu’il s’attend à vous avoir pour compagnon
de lit ce soir. Je l’ai clairement vu dans toute sa conduite de la
journée, et enfin, il vous l’a dit à vous-même, aussi clairement
qu’il le pouvait, je crois.
» – Bien, bien, Amy, repris-je. Je
ne sais que dire. S’il le veut, il le faudra, je crois. Je ne sais
comment résister à un homme qui a tant fait pour moi.
» – Je ne sais pas comment vous
feriez, dit Amy. »
C’est ainsi qu’Amy et moi, nous débattions
l’affaire entre nous. Le caprice me poussait au crime que je
n’avais que trop l’intention de commettre, non pas en tant que
crime, car je n’étais nullement vicieuse par tempérament ;
j’étais loin d’avoir la tête montée ; mon sang n’avait point
le feu qui allume la flamme du désir ; mais la bonté et la
bonne humeur de cet homme, et la terreur que m’inspirait ma
situation, concouraient à m’amener au point ; si bien que je
résolus, même avant qu’il ne l’eût demandé, de lui abandonner ma
vertu, la première fois qu’il la mettrait à l’épreuve.
En cela j’étais doublement coupable, quoi
qu’il fût, lui, de son côté ; car j’étais résolue à commettre
le crime, sachant et confessant que c’était un crime. Lui, s’il
disait vrai, était pleinement persuadé que c’était légitime, et,
dans cette persuasion, il prit les mesures et employa toutes les
précautions dont je vais parler.
Environ deux heures après son départ, arriva
une porteuse de Leadenhall avec toute une charge de bonnes
provisions de bouche (les détails sont ici inutiles), et apportant
l’ordre d’apprêter le souper pour huit heures. Je ne voulus
cependant rien servir avant de le voir. Mais il me donna le temps
car il arriva avant sept heures, de sorte qu’Amy, qui avait pris
quelqu’un pour l’aider, eut fait tous les préparatifs à l’heure
dite.
Nous nous mîmes donc à souper vers huit
heures, et nous fûmes vraiment très gais. Amy nous donna quelque
amusement, car c’était une fille vive et spirituelle, et ses propos
nous firent bien souvent rire. Toutefois, la coquine enveloppait
ses saillies des meilleures manières que l’on puisse imaginer.
Mais abrégeons l’histoire. Après souper, il me
conduisit en haut, dans sa chambre, où Amy avait fait un bon feu.
Là, il tira un grand nombre de papiers et les étala sur une petite
table ; puis il me prit par la main, et, après m’avoir donné
mille baisers, il entra dans l’exposé de sa situation et de la
mienne, montrant qu’elles avaient plusieurs points de rapport
étroit ; par exemple, j’avais été abandonnée par mon mari dans
la fleur de ma jeunesse et de ma force, et lui, par sa femme, au
milieu de sa carrière ; la fin du mariage était détruite par
la manière dont nous avions, l’un et l’autre, été traités, et il
serait trop dur que nous fussions liés par les formalités d’un
contrat dont l’essence n’existait plus.
Je l’interrompis pour lui dire qu’il y avait
une très grande différence dans nos situations, et cela, en leur
partie la plus essentielle, à savoir qu’il était riche et que
j’étais pauvre ; qu’il était au-dessus du monde, et moi
infiniment au-dessous ; que sa position était aisée et la
mienne misérable, et que c’était là l’inégalité la plus profonde
qu’on pût imaginer.
« – Quant à cela, ma chère, me
dit-il, j’ai pris des mesures qui rétabliront l’égalité. »
En même temps, il me montrait un contrat écrit
où il s’engageait envers moi à cohabiter constamment avec moi, et à
me traiter à tous égards comme une épouse, avec un préambule où il
répétait longuement la nature et les raisons de notre vie en
commun, et où il s’obligeait, à peine d’une indemnité de 7,000
livres sterling, à ne jamais m’abandonner. Enfin, il me montra une
obligation de 500 livres sterling, payable à moi ou à mes
ayants-droit, dans les trois mois qui suivraient sa mort.
Il me lut tout cela ; puis, de la façon
la plus affectueuse et la plus touchante et avec des mots auxquels
il n’y a point de réponse, il me dit :
« Eh bien, ma chère, n’est-ce pas
suffisant ? Avez-vous rien à dire là contre ? Si non,
comme je l’espère, ne discutons plus davantage cette
question. »
En même temps, il tira une bourse de soie, qui
contenait soixante guinées, et la jeta sur mes genoux. Il conclut
son discours par des baisers et des protestations d’un amour dont
j’avais, à vrai dire, d’abondantes preuves.
Ayez pitié de la fragilité humaine, vous qui
lisez cette histoire d’une femme réduite, dans sa jeunesse et son
éclat, au dernier malheur et à la dernière misère, et relevée,
comme je viens de le dire, par la libéralité inattendue et
étonnante d’un étranger ; ayez pitié d’elle, dis-je, si elle
ne fut pas capable, après tout cela, de faire une plus grande
résistance.
Cependant, je tins bon encore un peu. Je lui
demandai comment il pouvait croire que j’accepterais une
proposition de cette importance, dès la première fois qu’il me la
présentait. Si j’y consentais, ce ne devrait être qu’après avoir
été réduite à capituler, afin qu’il ne me reprochât jamais ma
facilité et mon trop prompt consentement.
Il me répondit que non ; qu’au contraire,
il prendrait cela pour la plus grande marque de tendresse que je
pusse lui montrer. Puis il continua à donner les raisons prouvant
qu’il n’y avait point lieu de passer par la cérémonie ordinaire des
délais, ni d’attendre qu’on se fût fait la cour pendant un certain
temps, toutes choses qui ne servent qu’à éviter le scandale. Mais
ici, comme c’était un arrangement purement privé, il n’y avait rien
de pareil. Il m’avait d’ailleurs courtisée depuis quelque temps de
la meilleure manière, c’est-à-dire par des bienfaits. C’était par
des actes qu’il m’avait témoigné la sincérité de son affection, et
non par les bagatelles flatteuses et la cour ordinaire de paroles
qui se trouvent souvent n’avoir qu’une bien pauvre signification,
il ne me prenait pas comme une maîtresse, mais comme sa
femme ; et il assurait qu’il était évident pour lui qu’il le
pouvait faire légitimement. Il ajoutait que j’étais parfaitement
libre, en m’affirmant, par tout ce qu’il est possible à un honnête
homme de dire, qu’il me traiterait comme sa femme tant qu’il
vivrait. En un mot, il vainquit tout le peu de résistance que je
voulais faire.
Il protestait qu’il m’aimait plus que tout au
monde, et me priait de le croire une fois. Il ne m’avait jamais
trompée et ne me tromperait jamais ; mais il s’appliquerait à
me rendre la vie bonne et heureuse, et à me faire oublier les
malheurs que j’avais traversés.
Je restai immobile un moment, sans rien dire.
Mais voyant qu’il attendait anxieusement ma réponse, je souris, et
lui dis en le regardant :
« Quoi ! je dois donc dire oui dès
qu’on me le demande ? Je dois compter sur votre
promesse ? Eh bien, donc, sur la foi de cette promesse, et
pénétrée de cette inexprimable bonté que vous m’avez montrée, je
ferai ce que vous voulez, et je serai toute à vous jusqu’à la fin
de ma vie. »
Sur ces mots, je lui pris la main ; il
retint la mienne, et y mit un baiser.
Et ainsi, par gratitude pour les bienfaits que
j’avais reçus d’un homme, tout sentiment de religion, de devoir
envers Dieu, toute considération de vertu et d’honneur furent
abandonnés d’un coup ; et nous allions nous appeler mari et
femme, nous qui, d’après le sens des lois de Dieu et du pays,
n’étions que deux adultères, en un mot, une prostituée et un
coquin.
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