Et, comme je l’ai dit plus haut, ma conscience n’était pas
muette alors, bien qu’elle semblât l’être ; je péchais les
yeux ouverts, et je me chargeai ainsi d’une double faute. Pour lui,
je l’ai toujours dit, ses vues étaient autres, soit qu’il fût déjà
d’opinion auparavant, soit qu’il se fût convaincu pour la
circonstance, que nous étions tous les deux libres, et que nous
pouvions légitimement nous marier.
J’étais tout à fait d’un avis différent, à
coup sûr, et mon jugement ne se trompait pas ; mais l’état où
j’étais fut ma tentation ; l’effroi de mon passé m’apparut
plus sombre que l’effroi de ce qui m’attendait dans l’avenir ;
le terrible raisonnement que je manquerais de pain et que je serais
précipitée dans l’horrible misère où j’étais auparavant, maîtrisa
toute mon énergie, et je m’abandonnai comme je l’ai dit.
Le reste de la soirée se passa très
agréablement pour moi. Il était d’excellente humeur et, à ce
moment-là, très gai. Il fit danser Amy, et je lui dis que je
mettrais Amy au lit avec lui. Amy repartit que ce serait de tout
son cœur, n’ayant jamais de sa vie été la mariée. Bref, il égaya
tellement cette fille que s’il n’avait pas dû coucher avec moi
cette nuit même, je crois qu’il aurait bien fait le fou avec Amy
pendant une demi-heure et qu’elle ne l’aurait pas plus refusé que
je n’avais l’intention de le faire. Cependant j’avais toujours
jusque là trouvé en elle une personne aussi modeste que j’en ai
jamais vu de ma vie. Mais, en un mot, la dissipation de cette
soirée et de quelques autres semblables ensuite, ruina à jamais la
pudeur de cette fille, comme on le verra plus tard en son lieu.
La folie et le jeu vont quelquefois si loin
que je ne sais rien à quoi une jeune femme doive plus prendre
garde. Cette fille innocente avait tellement plaisanté avec moi et
tellement dit qu’elle le laisserait coucher avec elle si seulement
il devait en être plus bienveillant à mon égard, qu’à la fin elle
le laissa coucher avec elle pour de bon. Et j’étais alors si dénuée
de tout principe que je les encourageai à le faire presque sous mes
yeux.
Ce n’est que trop justement que je dis que
j’étais dénuée de principe. En effet, je le répète, je lui avais
cédé, non pas dans la fausse persuasion que c’était légitime, mais
comme vaincue par sa bonté, et terrifiée par l’appréhension de la
misère s’il me quittait. Ainsi, les yeux ouverts, la conscience
éveillée, si je puis dire, je commis le péché, sachant que c’était
un péché, mais n’ayant pas la force de résister. Lorsque cette
faute eut ainsi fait sa trouée dans mon cœur et que j’en fus venue
au point d’aller contre la lumière de ma propre conscience, je fus
alors préparée à toute espèce de perversité, et la conscience cessa
de parler lorsqu’elle vit qu’elle n’était pas entendue.
Mais revenons à notre récit. Une fois que
j’eus, comme je l’ai rapporté, consenti à sa proposition, nous
n’avions plus grand’chose à faire. Il me donna mes contrats et
l’obligation pour mon entretien pendant sa vie et pour les cinq
cents livres après sa mort. Et loin que son affection pour moi
diminuât par la suite, deux ans après ce qu’il appelait notre
mariage, il fit son testament et me donna mille livres de plus,
avec tout le ménage, la vaisselle, etc., ce qui était considérable
aussi.
Amy nous mit au lit, et mon nouvel ami, je ne
puis l’appeler mari, fut si content de sa fidélité et de son
attachement pour moi, qu’il lui paya tout l’arriéré des gages que
je lui devais, et lui donna cinq guinées de plus. Si les choses en
étaient restées là, Amy l’avait grandement mérité, car jamais
servante ne fut si dévouée à une maîtresse dans une situation aussi
épouvantable que celle où j’étais. D’ailleurs ce qui suivit fut
moins sa faute que la mienne, car c’est moi qui l’y amenai peu à
peu d’abord et qui, ensuite, l’y poussai complètement. On peut
prendre cela comme une nouvelle preuve de l’endurcissement auquel
j’étais arrivée dans le crime, grâce à la conviction qui pesait sur
moi depuis le commencement, que j’étais une prostituée, et non une
épouse. Jamais, d’ailleurs, je ne pus plier ma bouche à l’appeler
mari, ni à dire « mon mari » quand je parlais de lui.
Nous menions assurément la vie la plus
agréable – le point essentiel mis à part, – que deux êtres aient
jamais menée ensemble. C’était l’homme le plus obligeant, le mieux
élevé, le plus tendre à qui femme se soit jamais livrée. Et il n’y
eut jamais la moindre interruption dans notre mutuelle tendresse,
non, jamais, jusqu’au dernier jour de sa vie. Mais il faut que
j’arrive tout de suite à la catastrophe d’Amy, afin d’en finir avec
elle.
Chapitre 2
SOMMAIRE. – Ma servante Amy partage le lit de mon amant. –
Amy enceinte. – Mon amant va à Versailles et est tué.
– Mon anxiété dans cette grande perte. – Bruits à propos de la
richesse de mon amant. – Un prince daigne me visiter. – Je commence
à comprendre Son Altesse Royale. – Le prince soupe avec moi.
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