Elle
pleurait et se désolait avec la plus grande véhémence. Elle était
ruinée et perdue. Et il n’y avait rien pour l’apaiser. Elle était
une catin, une sale coquine ; elle était perdue, oui,
perdue ! – Elle pleura presque toute la journée. Je faisais
pour la calmer tout ce que je pouvais.
« Catin ! disais-je. Eh bien !
et moi, ne suis-je pas une catin tout comme vous ?
» – Non, non, répondait-elle ;
non, vous n’en êtes pas une, car vous êtes mariée.
» – Non, Amy, je ne prétends pas du
tout l’être. Il peut se marier avec vous demain, s’il le veut,
malgré tout ce que je pourrais faire pour l’en empêcher. Je ne suis
pas mariée. Cela et rien, c’est pour moi la même chose. »
Mais tout cela n’apaisait point Amy, et elle
pleura pendant deux ou trois jours. Son chagrin cependant s’effaça
par degrés.
Les choses en allaient d’ailleurs bien
différemment pour Amy et pour son maître. Elle avait conservé le
même bon caractère qu’elle avait toujours eu ; mais lui, au
contraire, était complètement changé ; il la haïssait du fond
du cœur, et l’aurait tuée, je crois, après l’aventure. Il me le
dit ; car il considérait que c’était une vile action, au lieu
qu’il était sans aucun scrupule sur ce que nous avions fait, lui et
moi ; il le trouvait juste, et me regardait autant comme sa
femme que si nous nous étions mariés tout jeunes et que nous
n’eussions tous les deux jamais connu personne autre. Oui, il
m’aimait, je le crois, aussi absolument que si j’avais été l’épouse
de sa jeunesse. Il me disait qu’il était vrai, en un sens, qu’il
avait deux femmes ; mais moi j’étais la femme de son amour, et
l’autre la femme de son aversion.
Je fus extrêmement contrariée de le voir
prendre Amy en haine, et je mis toute mon habileté à le faire
changer ; car, bien qu’il eût, en fait, débauché la fille, je
savais bien que j’en étais la cause principale. Comme c’était le
meilleur homme du monde, je ne le laissai pas tranquille avant
d’avoir obtenu qu’il fût doux avec elle ; et comme j’étais
devenue l’agent du démon, appliquée à rendre les autres aussi
mauvais que moi, je l’amenai à coucher encore avec elle plusieurs
fois dans la suite, tant qu’à la fin ce que la pauvre fille avait
dit arriva, et elle se trouva réellement enceinte.
Elle en fut horriblement ennuyée, et lui
aussi.
« Allons, mon cher, lui dis-je, lorsque
Rachel vit sa servante dans le lit de Jacob, elle prit les enfants
qui en résultèrent comme les siens. Ne soyez pas inquiet ; je
prendrai l’enfant comme le mien. N’ai-je pas contribué à la farce
de la faire entrer dans votre lit ? C’est ma faute autant que
la vôtre. »
J’appelai aussi Amy, et l’encourageai. Je lui
dis que je prendrais soin de l’enfant et d’elle aussi, et je lui
fis le même raisonnement, lui disant :
« Vraiment, Amy, tout cela est de ma
faute. N’est-ce pas moi qui vous ai arraché vos vêtements de dessus
le dos, et qui vous ai mise dans son lit ? »
C’est ainsi que moi, qui avais, en effet, été
la cause de tout ce qui s’était passé de mal entre eux, je les
encourageais l’un et l’autre lorsqu’ils avaient quelque remords, et
les poussais à continuer plutôt qu’à se repentir.
Quand Amy fut grosse, elle alla en un lieu que
je lui avais ménagé, et les voisins ne surent rien si ce n’est
qu’Amy et moi nous nous étions séparées. Elle eut un vraiment bel
enfant, une fille. Nous la mîmes en nourrice, et au bout de six
mois environ, Amy revint chez son ancienne maîtresse. Mais ni mon
amant, ni Amy ne se souciaient de recommencer à jouer le même jeu,
car, comme il disait, la coquine aurait pu lui donner toute une
maisonnée d’enfants à élever.
Nous vécûmes, après ces événements, aussi
gaiement et aussi heureusement qu’on pouvait l’espérer, eu égard à
notre situation ; je veux dire eu égard à notre prétendu
mariage, etc., et aussi à l’absence absolue de scrupules où était
monsieur à ce sujet. Mais, quelque endurcie que je fusse, et je
crois que je l’étais autant que créature pervertie le fut jamais, –
je ne pouvais l’empêcher : il y avait, il fallait qu’il y eût,
des heures d’interruption et de réflexions noires qui pénétraient
malgré moi, et jetaient des soupirs au milieu de toutes mes
chansons ; il fallait qu’il y eût parfois une angoisse de cœur
mêlée à toutes mes joies, et qui souvent tirait une larme de mes
yeux. Que d’autres prétendent ce qu’ils voudront, je crois qu’il
est impossible qu’il en soit autrement chez personne. Il ne peut y
avoir de contentement solide dans une vie de perversité
reconnue : toujours la conscience éclatera, toujours elle
éclate à certains moments, fît-on tout ce qu’on pourrait pour l’en
empêcher.
Mais c’est un récit, non un sermon que j’ai à
faire. Quelque libre cours que prissent ces réflexions, quelque
fréquemment que revinssent ces heures sombres, je faisais tous mes
efforts pour les lui cacher, et même pour les supprimer et les
étouffer en moi ; et, extérieurement, nous vivions aussi
joyeusement et agréablement qu’il est possible à un couple de vivre
en ce monde.
Après avoir ainsi passé avec lui un peu plus
de deux ans, je me trouvai enceinte à mon tour. Monsieur en fut
grandement joyeux, et il ne se peut rien de plus aimable que les
préparatifs qu’il fit pour moi et pour mes couches, qui eurent
lieu, d’ailleurs, sans aucun bruit, car je voulais aussi peu de
compagnie que possible ; et, n’ayant pas entretenu mes
relations de voisinage, je n’eus personne à inviter pour
l’occasion.
Je fus très heureusement délivrée, aussi d’une
fille, comme Amy ; mais l’enfant mourut à six semaines
environ, de sorte que toute la besogne fut à recommencer, soins,
dépense, travail, etc.
L’année suivante, je lui fis amende honorable,
et lui donnai un fils, à sa grande satisfaction. C’était un
charmant enfant, qui vint très bien.
Quelque temps après, mon mari, comme il
s’appelait lui-même, vint à moi un soir et me dit qu’il lui
arrivait une chose très difficile, dans laquelle il ne savait que
faire ni à quoi se résoudre, si je ne le mettais à l’aise ; et
cette chose était que ses affaires exigeaient qu’il allât en France
pour deux mois environ.
« Eh bien, mon cher, lui dis-je, et
comment vous mettrais-je à l’aise ?
» – Eh ! en consentant à me
laisser partir. À cette condition, je vous dirai la raison de mon
départ, afin que vous jugiez de la nécessité qu’il y a pour moi d’y
aller. »
Puis, pour me mettre l’esprit en repos sur ce
voyage, il me dit qu’il voulait faire son testament avant de s’en
aller, et qu’il serait de nature à me satisfaire complètement.
Je lui dis que la deuxième partie de son
discours était si aimable que je ne pouvais lui en refuser la
première partie, à moins qu’il ne me donnât la permission d’ajouter
que, si cela ne devait pas l’entraîner dans des dépenses
extraordinaires, je m’en irais avec lui.
Il fut si content de ma proposition qu’il me
dit qu’il me donnerait là-dessus satisfaction complète et que, dès
maintenant, il l’acceptait. En conséquence, il m’emmena à Londres
le lendemain, et là il fit son testament, me le montra, le scella
devant les témoins voulus, puis me le donna à garder.
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