L’impression était si
forte que je ne pense pas que l’imagination seule puisse faire une
si profonde blessure ; et j’étais si abattue et désolée que,
lorsque je reçus la nouvelle de la catastrophe, il n’y avait place
en moi pour aucune altération extraordinaire. J’avais pleuré toute
la journée ; je n’avais rien mangé, et n’avais fait, si je
puis dire, qu’attendre la lugubre nouvelle, qui me fut apportée
vers les cinq heures de l’après-midi.
J’étais dans un pays étranger, et, bien que
mes connaissances y fussent assez nombreuses, je n’avais que bien
peu d’amis que je pusse consulter en cette occasion. On fit toutes
les recherches possibles des bandits qui s’étaient montrés si
barbares ; mais on ne put rien apprendre. Il n’était pas
possible que le valet de pied aidât en rien à les découvrir par ses
descriptions, car ils l’avaient assommé dès le commencement, en
sorte qu’il n’avait rien vu de ce qui s’était fait ensuite. Le
cocher était le seul qui pût dire quelque chose, et tout son récit
se bornait à ceci : que l’un d’eux avait des vêtements de
soldat, mais qu’il ne pouvait se rappeler les détails de son
équipement de façon à reconnaître à quel régiment il
appartenait ; et que, quant à leurs visages, il ne pouvait en
rien savoir, parce que tous avaient des masques.
Je le fis enterrer aussi décemment que le lieu
permettait à un étranger protestant de l’être, et j’aplanis
quelques scrupules et difficultés à cet égard, en donnant de
l’argent à une certaine personne qui alla impudemment trouver le
curé de Saint-Sulpice, de Paris, et lui raconta que le gentleman
qui avait été tué était catholique ; que les voleurs lui
avaient pris une croix d’or enrichie de diamants, valant six mille
livres françaises ; que sa veuve était catholique, et qu’elle
avait envoyé par son intermédiaire soixante couronnes à l’église de
***, pour faire dire des messes pour le repos de son âme. Là
dessus, bien que pas un mot ne fût vrai, on l’enterra avec toutes
les cérémonies de l’église romaine.
Je crois bien que j’étais presque morte à
force de pleurer. Je m’abandonnai à tous les excès de la douleur.
En vérité je l’aimais à un degré qu’on ne saurait dire, et,
considérant la bonté qu’il m’avait montrée tout d’abord et la
tendresse avec laquelle il m’avait traitée jusqu’au bout, comment
aurais-je pu faire moins ?
Et puis, son genre de mort était terrible et
épouvantable pour moi, et surtout les étranges pressentiments que
j’en avais eus. Je n’avais jamais prétendu à la seconde vue ni à
quoique ce soit de ce genre ; mais certes, si quelqu’un a
jamais eu rien qui y ressemblât, ce fut moi à ce moment là, car je
le vis aussi nettement que je l’ai dit plus haut, sous toutes ces
terribles formes : d’abord, comme un squelette, non pas mort
seulement, mais pourri et décomposé ; puis, tué et le visage
sanglant ; et enfin ses habits couverts de sang, et tout cela
dans l’espace d’une minute, ou, en tout cas, d’un temps très
court.
Ces choses me confondaient, et je fus assez
longtemps comme stupide. Cependant, à la longue, je commençai à me
remettre et à m’occuper de mes affaires. J’avais la satisfaction de
n’être pas laissée dans le besoin, ni en danger de pauvreté. Loin
de là : outre ce qu’il m’avait libéralement remis entre les
mains de son vivant, ce qui atteignait une valeur très
considérable, je trouvai plus de sept cents pistoles en or dans son
secrétaire dont il m’avait donné la clef ; je trouvai aussi
des lettres de change sur l’étranger, acceptées pour douze mille
francs environ ; bref, je me vis en possession de près de dix
mille livres sterling quelques jours à peine après la
catastrophe.
La première chose que je fis en cette
occasion, fut d’envoyer une lettre à Amy, ma servante, comme je
l’appelais encore, dans laquelle je lui racontais mon malheur, et
comment mon mari, suivant le nom qu’elle lui donnait, – car moi je
ne l’appelais jamais ainsi, – avait été assassiné ; et comme
j’ignorais la conduite que les parents ou les amis de sa femme
tiendraient dans cette circonstance, j’ordonnai à Amy d’enlever
toute la vaisselle, le linge et les autres choses de valeur, et de
les mettre en sûreté entre les mains d’une personne à laquelle je
l’adressai ; puis de vendre le mobilier de la maison, ou de
s’en défaire, si elle pouvait ; et, sans faire connaître à
personne la raison de son départ, de s’en aller, en envoyant avis
au principal gérant, à Londres, que la maison était quittée par le
locataire, et qu’on en pouvait venir prendre possession au nom des
exécuteurs testamentaires. Amy fut si adroite et fit son affaire si
lestement qu’elle vida la maison et envoya la clef au gérant susdit
presque en même temps que celui-ci apprenait le malheur arrivé au
maître.
À la réception de la nouvelle inattendue de
cette mort, le principal gérant vint à Paris, et se présenta à la
maison. Je ne me fis aucun scrupule de m’appeler
Mme ***, veuve de M. ***, le joaillier
anglais ; et comme je parlais français naturellement, je ne
lui laissais rien savoir, sinon que j’étais sa femme, mariée en
France, et que je n’avais point entendu dire qu’il eût une femme en
Angleterre. Je feignis au contraire d’être surprise et de
m’indigner contre lui d’un acte aussi bas, disant que j’avais dans
le Poitou, où j’étais née, de bons amis qui auraient soin de me
faire faire justice en Angleterre sur ses biens.
J’aurais dû faire remarquer que, dès que la
nouvelle s’était répandue qu’un homme avait été assassiné et que
cet homme était un joaillier, le bruit public me fit la faveur de
publier aussitôt qu’on lui avait volé sa cassette à bijoux, qu’il
portait toujours sur lui. Je confirmai tout cela, au milieu de mes
lamentations quotidiennes sur son malheur, et j’ajoutai qu’il avait
sur lui une belle bague en diamant que l’on savait qu’il portait
souvent, évaluée à cent pistoles, une montre en or, et, dans sa
cassette, une grande quantité de diamants d’un prix
inestimable ; il portait ces bijoux au prince de***, pour lui
montrer des échantillons. Et, en effet, le prince déclara qu’il lui
avait parlé de lui apporter quelques bijoux de ce genre pour les
lui faire voir. Mais j’eus douloureusement à me repentir plus tard
de cette partie de l’histoire, comme vous l’apprendrez.
Ce bruit coupa court à toute recherche à
propos de ses bijoux, de sa bague ou de sa montre, aussi bien que
touchant les sept cents pistoles dont je m’étais assurée. Quant aux
effets en portefeuille, je déclarai que je les avais ; mais
comme, d’après ce que je disais, j’avais apporté à mon mari une dot
de trente mille francs, je réclamai la propriété de ces effets, qui
ne se montaient pas à plus de douze mille francs, comme indemnité.
Et ces billets, avec la vaisselle et l’ameublement faisaient la
principale partie de son bien qui fût accessible. Pour la lettre de
change étrangère qu’il allait faire accepter à Versailles, elle fut
réellement perdue avec lui. Mais son gérant, qui la lui avait
remise par voie d’Amsterdam, apportant avec lui la seconde lettre,
l’argent fut sauvé, comme ils disent ; sans cela, il eût
disparu aussi. Les voleurs qui l’avaient dépouillé et assassiné,
auraient assurément craint d’envoyer quelqu’un pour faire accepter
cette lettre, car cela les aurait infailliblement fait
découvrir.
Pendant ce temps, ma servante Amy était
arrivée. Elle me rendit compte de son administration, et me dit
comment elle avait mis tout en sûreté, et qu’elle avait quitté la
maison et envoyé la clef au gérant du commerce de monsieur ;
enfin elle me fit savoir combien elle avait retiré de chaque chose,
très exactement et très honnêtement.
J’aurais dû noter, en racontant son long
séjour avec moi à ***, qu’il n’y avait jamais passé pour autre
chose que pour un des locataires de la maison ; et, quoiqu’il
fût le propriétaire, cela ne changeait pas le fait. De sorte
qu’après sa mort, Amy venant à quitter la maison et à rendre la
clef, cela n’avait pour ses employés aucune relation avec le cas de
leur maître récemment assassiné.
Je pris de bons avis, à Paris, d’un éminent
homme de loi, conseiller au parlement. Lorsque j’eus exposé mon cas
devant lui, il me conseilla de faire un procès en revendication de
dot contre la succession, pour justifier de ma nouvelle fortune par
le mariage ; ce que je fis. En somme, le gérant s’en retourna
en Angleterre, enchanté d’avoir touché la lettre de change non
acceptée, qui était de dix mille cinq cents livres sterling, avec
quelques autres choses qui montaient ensemble à dix-sept mille
livres ; et de cette façon je fus débarrassée de lui.
Je reçus, dans cette triste occasion de la
perte de mon mari, – car on pensait qu’il l’était, – la visite
pleine de civilité de beaucoup de dames de haut rang. Le prince de
***, à qui il était censé porter des bijoux, m’envoya son
gentilhomme avec un très aimable compliment de condoléance ;
et ce gentilhomme, qu’il en eût ou qu’il n’en eût pas l’ordre, me
fit entendre que Son Altesse avait l’intention de me rendre visite
elle-même, mais que quelque accident, dont il me fit une longue
histoire, l’en avait empêchée.
Grâce au concours des dames et des autres
personnes qui vinrent ainsi me voir, je finis par être très
connue ; et comme je n’oubliais pas de me montrer aussi
avantageusement qu’il est possible sous le costume de veuve, lequel
était, en ce temps-là, une chose absolument effrayante, – comme
j’en agissais ainsi, dis-je, par vanité personnelle, car je
n’ignorais pas que j’étais très belle, – je dis donc qu’à
cause de cela, je devins bientôt une sorte de personnage public,
connu sous le nom de la belle veuve de Poitou[3]. J’étais très heureuse de me voir ainsi
honorablement traitée dans mon affliction ; aussi séchai-je
bientôt mes larmes ; et, tout en ayant l’air d’une veuve,
j’avais l’air, comme nous disons en Angleterre, d’une veuve
consolée. J’eus soin de montrer aux dames que je savais recevoir,
et que je n’étais pas en peine de me conduire convenablement
vis-à-vis de chacune d’elles. Bref, je commençai à être très
populaire à Paris. Mais il se présenta dans la suite une occasion
qui me fit renoncer à cette ligne de conduite, comme vous allez
l’apprendre tout à l’heure.
Quatre jours environ après que j’eus reçu les
compliments de condoléance du prince, le même gentilhomme qu’il
avait envoyé auparavant, vint me dire que Son Altesse allait venir
me faire visite.
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