Rien n’est plus vague. Et rien n’est plus faux. C’est l’abondance
de l’œuvre qui nous fait croire à la surabondance de ces qualités de titan ou
de typhon.
Ce qu’il y a de plus frappant pour moi, chez Hugo, c’est ce
quelque chose de constamment présent qui respire et vit dans ses images. Le
secret est quasi en plein jour, et nous ne le voyions pas ! Hugo poète
arrive toujours à mettre les choses à leur place, à tirer ses métaphores, ses
fusées, de la chose même qu’il considère ou contemple, de façon à obtenir un
certain synchronisme qui éblouit. Il fixait à la fois la chose, l’heure, la
couleur, le climat, la température, le souvenir et l’odeur. Tel est le secret de
ce Pactole. On comprend mieux ainsi qu’il ait pu dire, en 1885, à l’empereur du
Brésil qui avait manifesté l’intention de le voir : « Les poètes sont
aussi les conducteurs de peuples. »
Hugo, c’est vraiment l’honneur de la profession. On me l’a
montré, un jour, alors que j’étais à peine gamin, sortant avec Vacquerie de sa
maison de l’avenue d’Eylau, qui était au coin de la rue de la Pompe où
j’habitais. C’était un très vieux monsieur à la barbe de soie blanche, dont la
silhouette et la démarche de bon ours électrisaient la rue. J’ai eu, ce
jour-là, la révélation de ce qu’il était, de ce qu’il devait être, de ce qu’il
sera toujours : un père Noël.
Un père Noël qui a déposé des jouets jamais vus encore, des
jouets merveilleux, des jouets insensés, dans les souliers de la littérature.
LA VIE
Eh bien, oui, la vie ! Et pourquoi pas ? Quand
j’étais jeune, un des poèmes qui me touchaient le plus était un des lieder de
Verlaine. Que de fois me suis-je promené dans l’allée de ces vers si purs et si
profonds, de ces vers qui ne pèsent presque rien, le poids de la douleur d’une
feuille qui tombe, et qui sont presque tout : Mon Dieu, mon Dieu, la
vie est là, – Simple et tranquille…
Avec l’âge, ces vers n’ont rien perdu pour moi de leur
déchirante simplicité. Mais j’ai fait une autre remarque. Quand il m’arrive de
rentrer à Paris après une longue fugue et sans avoir lu de journaux, sans avoir
prêté l’oreille au tintamarre des passions, je m’aperçois qu’on enchaîne, on
continue, en dépit des remous. Il faut se méfier, se tenir à la vie au lieu de
se suspendre aux rumeurs : elles peuvent être trompeuses. L’actualité est
perfide et changeante. La vie persiste. Il y a l’Europe. Et il peut y avoir en
même temps la vie… simple et tranquille. Car le citoyen vit aussi de choses
simples. Un sourire en coin du soleil, une pluie d’été douce avec le portique
d’un arc-en-ciel au bout de la rue, la galopade d’une jeune ménagère, l’arrivée
de la femme aimée, l’excitation des conversations amicales à une terrasse, tout
cela compte dans notre sang.
Il m’est arrivé, pendant des semaines entières, de ne pas
ouvrir un journal, de fuir les conversations enfantées par les événements, de
bâillonner le téléphone. Il n’en faut pas davantage pour redevenir un homme
sage et confiant. Ces silences sont des cures ; cette solitude est un
séjour. Nous sommes alors pareils à ces paysans des Landes ou de la Savoie qui
ne connaissent que de vraies impressions : le gel, la rosée, la lune
rousse ou la sécheresse. Rien ne les abat, rien ne les détourne de ce bienfait
divin qu’on nomme la personnalité.
On peut arriver, en plein Paris, à se posséder soi-même et à
jouir de ses sentiments ; (la seule vue de ma main sur la table,
écrivait Gide au temps de notre jeunesse) ; loin des armements, de la
bouilloire aux nouvelles, du pot-au-feu où cuit le violent potage européen. Les
murs de Paris sont des décors entre lesquels l’homme libre peut se jouer la
comédie du détachement : ce ne sont, sur les immeubles ou sur les flancs
des camionnettes, comme dans les couloirs du métro, qu’apparitions de fantômes,
que souvenirs de chaussures exactes, de saucissons, de bouteilles d’huile, de
montagnes recommandées, de fleuves offerts ; ce ne sont que processions
spectrales de cigarettes, de nouilles aux œufs, de bas de soie et de poudres
insecticides… Les sentiments, les états, les malaises, les joies, le bien-être
et le bonheur eux-mêmes étaient autrefois dessinés, peints ou stylisés sur le
papier, le plâtre, le bois, le verre ou le celluloïd : on voyait des gens
avoir mal à l’estomac, dormir dans des wagons-lits, s’embrasser sur des
paquebots, courir chez l’oculiste, absorber des laxatifs, des apéritifs ou des
poncifs. Les monuments, dans cette immense aquarelle, apparaissaient comme des
constructions mythologiques.
Mais les quais chantent toujours ; la Seine brille de
séductions ; les vieux hôtels bourdonnent d’une sagesse chuchotante. On
oublie. On se sent redevenir fort comme un arbre. Rien n’attaque vraiment le
goût de vivre, le courage, le bon sens.
MÉLANCOLIE
Une patrouille de moustiques danse parfois sur notre tête,
comme une petite chevelure triste, comme un feu Saint-Elme à la pointe d’un mât
nocturne. Cette avant-garde de diptères, microcosmes de médecins-tant-pis,
tombe des pistils de l’éclairage en veilleuse, se glisse le long des rues,
s’écrit dans les maisons, tente de brouiller les ménages, s’infiltre dans les
cafés, trouble les propos sans mandat bien précis du client sérieux, dérange
enfin les propos des stratèges groupés comme des champignons dans une
clairière.
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