D’ici
là, on sera toujours obligé de prendre les gens par l’oreille, de mettre la
main au collet des pedeloups, et de leur dire, de la voix douce du sergent de
ville qui indique la bonne rue : « Mais si, Hugo, c’est très bien,
Hugo c’est excellent. Vous ne l’avez jamais lu. »
Le malheur est qu’ils penseront longtemps comme Goethe, pour
qui le plus grave affront que l’on puisse faire à la postérité est de mourir en
vieux radical à cheveux blancs. Des parties d’université, des portions
d’académie croiront toujours que le dangereux pair de France est fort capable
de s’agiter dans sa tombe et d’en sortir tout armé de rhétorique, comme un
Neptune hargneux.
Or, ce Rabelais, mêlé de Ronsard, cet ogre qui adorait les
enfants, ce Rubens qui faisait tout lui-même, ce Dickens épileptique et enragé,
ce Dickens d’orage, ce chêne trop célèbre, trop touffu, qui ne laissait pas de
place autour de lui, et dont l’ombre fastueuse gêne encore aujourd’hui certains
pissenlits, cet entrepreneur plus gaillard que Dieu, devrait être moralement,
humainement, littérairement reconnu d’utilité publique.
Mais l’ascension de cette montagne est difficile, et l’on
préfère rester dans les vallées bureaucratiques plutôt que de s’entendre dire
sur les sommets : La baisse de l’honneur dans la hausse des rentes, ou
quelque autre vers du géant trop peu connu. Car on ne connaît pas Victor Hugo.
C’est le gros bouquin dont on parcourt quelques pages, sans aller plus loin,
sans avoir le courage d’une ligne de plus. Le cerveau des hommes n’est qu’un
fromage de tête bourré de titres, de clichés, de tables et de principes. Le
cerveau humain hait naturellement les créateurs. Or, le meilleur, le plus
retentissant de Victor Hugo, comme le plus suave, est à l’intérieur de cette
espèce de muraille de Chine qu’il a construite et dans laquelle il faut parfois
se faufiler.
J’ai cité un jour ces deux vers à un lettré :
… J’aurais tué Pégase et je l’aurais fait cuire
Afin de
vous offrir une aile de cheval…
Il douta s’ils n’étaient pas de Mallarmé. Rien, aucun
exemple, aucun lapsus ne saurait mieux montrer que Victor Hugo est à l’origine
d’une grande partie de la littérature contemporaine. C’est lui qui avait les
clefs.
L’auteur du Satyre a comme autorisé le Parnasse, le
Symbolisme, la poésie industrielle, la publicité, la tour Eiffel, Dada, le
Surréalisme et les dérivés d’Apollinaire. Il a créé des routes, il a colonisé les
forêts vierges du verbe, rendu habitables les déserts du rythme et de
l’inspiration. Il a tracé des sentiers dans la nuit, exécuté d’une patte de
peintre-navigateur un ciel d’images et de boussoles particulières, que tout le
monde, de l’amiral académique jusqu’au mousse littéraire, peut consulter pour
se guider dans l’aventure poétique.
Il est à l’origine du commerce des présages et du roman
rocambolesque. Il a indiqué même aux feuilletonistes la route qu’ils devaient
prendre.
Il est le précurseur du reportage de qualité, de la pièce
audacieuse, du roman populaire, et de cette virtuosité en matière d’art qui
permet aujourd’hui à une poignée de bricoleurs en chambre de se faire admirer
par un public pour qui la littérature universelle date de Félix Faure.
Hugo, c’est la grosse cloche de la cathédrale romantique, le
bourdon, la Savoyarde. Il a créé, il a enfoncé quelques murs et crevé quelques
plafonds. Sa poigne à la manière noire aura mis en selle bien des jockeys de
l’art épouvantable ou mystérieux, dont les chefs-d’œuvre cuisent encore. Autour
de lui, et après lui, poètes de toutes pointures et de toutes sonorités n’ont
vécu que des éclats du son de ce trombone. Hugo, c’est le tableau électrique de
la poésie moderne avec toutes ses manettes. Lautréamont est à la fois dans Les
Travailleurs de la Mer et dans L’Homme qui rit, livres inouïs qui
font de leur auteur le Jules Verne des poètes du XXe siècle. Il
est le père de Banville et l’oncle à héritage d’Edmond Rostand. Mais toutes les
formes de ce que nous appelons l’avant-garde, et non pas seulement en France,
sont contenues dans ses orgues. Aujourd’hui encore, ses vers, ses cris, ses
emportements et ses sourires travaillent dans le silence des bibliothèques et
dans la pierre des tombeaux, comme les vins et les métaux. Il nourrit de
vitamines tous ceux que la blancheur du papier n’inspire pas.
Où en serions-nous, à quel abbé Delille, à quel Pompignan,
sans ce Falstaff, sans ce Juvénal, sans ce grand industriel, sans ce maréchal
de France de la fécondité, qui nous a donné le droit d’écrire ce que nous
écrivons, de risquer mentalement ce que nous risquons ?
« Crainquebille est à la suite des Misérables »,
écrivait naguère M. Calzada. Depuis Hugo, les bureaux de la poésie ne
refusent plus aucun brevet d’invention. Chez le moindre fabricant de voyelles
ou de consonnes, le seul nom du poète devrait amonceler des frissons de
reconnaissance. La démocratie l’a servi peut-être mal, et peu remercié, ce qui
permet à la non-démocratie de se demander parfois si Victor Hugo écrivait en
français, s’il a réellement existé, s’il n’a pas touché de l’argent étranger.
Il est douloureux de voir mon maître Huysmans, qui lui doit pourtant des
kilomètres de prose, écrire qu’il ne trouvait Hugo « guère meilleur comme
poète de l’amour que comme poète social ». C’est le saignement de nez à
côté du Missouri !
Lanson, qui lui trouvait de la niaiserie, me fait songer à
je ne sais quelle voyageuse dont on m’a raconté, quand j’étais au lycée, quelle
avait perdu une pièce de monnaie, ou une épingle à cheveux, en visitant le
Parthénon, et qu’elle avait cherché cet objet tout le temps que dura la
promenade.
Or, ce qu’il y a justement d’admirable chez Hugo, c’est
qu’il savait accueillir la banalité, c’est qu’il a comme enjambé le pédantisme,
la niaiserie, le solennel, laissant ces médailles à ses commentateurs. Il y a
des poèmes qui devaient être faits, des images qui manquaient, des noms propres
qui ne rimaient pas. Notre littérature épique avait des mers de glace à faire
fondre, des précipices à combler. Des puissants n’avaient pas été fustigés
comme ils le méritaient, des victoires semblaient mal gagnées, certaines
batailles avaient été trop perdues. Enfin, il fallait ramoner la vieille
cheminée classique qui ne tirait plus.
Victor Hugo s’est chargé de ce travail. Il a rallumé le feu.
Il a été le saint Nicolas, la mère Gigogne que réclamait le XIXe siècle.
Et quel technicien ! A-t-on bien examiné les images du grand homme ?
Non, on se contente d’opérer en son honneur un lâcher de mots œdémateux et, massifs :
olympien, colossal, sublime, aveuglant, énorme, divin, apocalyptique et
catapulteux.
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