(Mais les champignons ne sont-ils pas les habitués d’un café de
gnomes ?)
Ces moustiques nous injectent à tous un paludisme
particulier, celui de la Mélancolie, de quelque nom qu’on la nomme…
Moi, je l’ai vue, la Mélancolie, sous l’aspect d’une vieille
demoiselle aux yeux couleur d’huître embus de cataracte, à la démarche molle et
méfiante de fantôme découvert, au souffle mince et dévorant de théière mal
fermée. Je connais ses lunettes violâtres de patronne de girls, son chien géant
aux pattes fondantes, ses joues vertes, son ombre longue comme une rue. Elle
ronronne ses impressions à votre oreille et vous envahit de rêves amers. Je
l’ai devinée par instants penchée sur moi comme une grande épingle amoureuse.
Elle ne manque jamais son heure, à l’époque des prix de vertu ou dans la
première quinzaine de janvier.
Je sais par expérience qu’il est difficile de la jeter
dehors aussi simplement qu’un placier en aspirateurs.
Nous prenons l’habitude de la laisser faire parce qu’elle
agit d’elle-même au-dedans de nous et fait son ménage comme elle l’entend, sans
notre intervention : aussitôt, le monde se couvre de nappes funèbres. Que
ne nous apprend-on à cultiver nos dons d’espérance ?
Un bon moyen de la vaincre ? Le remède est à portée de
la main : L’état de tristesse où nous vivons nous offre une occasion
unique de nous concentrer, de nous approfondir, nous qui dispersions toujours
nos forces, nous qui n’avions jamais assez le temps de penser à notre métier, à
notre amour, à notre destin, à toutes les choses simples et essentielles de la
vie, enfin à ces choses dont les hommes, dans leur légèreté, remettaient
toujours au lendemain l’examen.
À ceux et à celles qui font de la mélancolie, je dirai donc
aujourd’hui : voici le temps où l’on peut mettre un peu plus de sens et de
sérieux dans ses gestes de tous les jours, où l’on peut s’interroger sur
soi-même et sur les autres, où l’on peut lire plus lentement et méditer plus
justement. Voici le temps où l’on peut donner à sa vie un rythme plus attentif,
un rythme approprié à l’aventure immense où nous nous sommes trouvés jetés.
Si vous avez un métier, voilà le moment, ou jamais, de le
penser. Fuyez votre mélancolie en rapprochant votre travail de l’homme que vous
êtes, en le laissant moins extérieur à vous, en l’acceptant moins automatique,
en essayant d’y découvrir ce que vous n’y aviez pas encore perçu, d’y trouver
quelque chose de personnel, enfin d’y gagner plus de talent que vous n’en avez.
Si nous savons transformer l’attention et l’étude en
volonté, nous devons savoir aussi transformer en patience cette mélancolie qui
n’est peut-être faite que d’une certaine paresse à nourrir son âme.
Si vous vous croyez malade physiquement, eh bien !
n’hésitez pas un instant à aller trouver votre médecin. Il en cherchera chez
vous les causes. Il vous dira si vous êtes hépatique. Il vous donnera des
calmants. Il vous trouvera peut-être tout simplement sous-alimenté…
Il vous fera peut-être même donner ce qu’on appelle
l’électrochoc, qui consiste à faire passer des courants électriques dans le cerveau
et à déclencher ainsi des crises d’épilepsie artificielle qui vous guériront de
l’anxiété. Vous pouvez toujours essayer ? Mais je ne vous crois pas si
malade, et vous n’en êtes pas là…
UN ANNIVERSAIRE
Chaque fois que nous protesterons au nom de la dignité, nous
penserons à Henri de Régnier. Il savait, poète, être homme du monde, citoyen,
convive, homme, tout simplement, avec une noblesse à peine visible, un respect
de soi-même, une aimable fierté qu’on rencontre de moins en moins, et non pas
seulement chez ceux qui exercent comme lui le métier de gentilhomme de lettres,
mais chez la plupart d’entre nous.
J’ai dit quelque part, autrefois, que l’homme accompli était
pour moi celui qui agissait, qui pensait et qui désirait pour des motifs
avouables. Être toujours esclave de ses motifs, et que ces motifs soient
constamment honorables, tel est le grand jeu, telle est la règle des règles.
Or, Régnier était de ceux-là. Il y a dans l’argot un mot qui fait pendant à la
« dignité » bourgeoise. C’est le mot « régulier », qui est
magnifique. Les humbles et les malfaiteurs l’ont inventé pour signaler à leur
entourage que certains êtres sont absolument incapables soit de se mal
conduire, soit de se soustraire à la parole donnée, soit enfin d’avoir une
attitude qui fasse lever nos doutes. Bref, il y a, de nos temps, des nuées
d’hommes qui font songer à de l’eau trouble. Ils n’en sont pas pour cela
méchants, ni moins sûrs citoyens, mais ils n’ont pas ce cachet, ils ne dégagent
pas cet arôme, cette équation qui distinguent un vin d’un vin, un tableau d’un
tableau, un brillant d’un brillant. Or, Régnier, justement, avait cette valeur
cachée, cette cuirasse secrète et ce fini du chevalier qui en firent un être de
grande qualité. L’homme digne ne s’abaisse pas, il ne court pas au-devant de ce
que les nations modernes, même quand elles sont de couleur jaune, nomment des
affaires. L’homme digne a le respect de sa condition, de son costume, de
l’ombre qu’il projette sur le trottoir et de la façon dont il s’étend la nuit
pour dormir. Si l’on surprenait la plupart d’entre nous dans la pleine
solitude, à ces heures de nuit où ne peuvent souvent entrer que le porteur de
mauvaises nouvelles ou le cambrioleur, on nous verrait sacrifiant à la facile
paresse, aux manies, mettant enfin à nu ce cœur tout chargé de mensonges.
L’homme digne est celui qui ne peut se laisser surprendre.
C’est celui qui n’a pas pour la solitude une conscience-pyjama, des idées
pantoufles et une âme-mégot. Il ne se relâche pas pour affronter le silence de
sa chambre à coucher, il ne tutoie pas les bonnes après le départ de ses
invités, il ne pratique pas l’abus de confiance. Il y a, dans toutes les
classes de la société, des hommes dont l’oreille est prête aux compromissions,
dont le regard cherche des occasions. Et puis, il y a le monsieur dont
l’oreille n’est pas sensible aux marchés, l’homme qu’on n’ose aborder avec des
propositions, l’homme enfin sur la trace duquel le murmure ne se risque pas à
pousser comme une mauvaise herbe. L’homme digne se préfère à toutes ces sortes
de contrats par lesquels se lient les figurants qui peuplent salons et soirées.
Il sait dire non, sans fournir ces explications où s’engluent ceux qui ne
savent pas refuser. Et quand il dit oui, c’est pour ne jamais revenir sur ce
qu’il a décidé. C’est l’homme même qui ne saurait se renoncer.
RÉJANE
Vingt ans, déjà, que Réjane a lâché notre pauvre troupe sans
savoir ce qu’il adviendrait de nous… Elle avait son théâtre. On l’a débaptisé.
Nulle rue ne porte son nom.
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