Nul buste ne trahit son image. Et ce n’est pas le
moment de réclamer du bronze pour elle. Mais nous sommes encore beaucoup que
son souvenir arrête net, quelque part dans la ville, au milieu de leur travail,
au milieu de leur chagrin, dans « l’or incompris des jours »,
comme dit Mallarmé, le long de ces jours d’anniversaire où nous nous essayons à
reformer par degrés son visage. Je la vois, pour moi, se rassembler pétale par
pétale, comme une fleur effeuillée. Je la vois renaître trait par trait et dans
son mouvement. Chère Réjane ! Vous étiez bien la femme la moins faite pour
être morte qu’il m’ait été de connaître. Et cette parole me vient de quelqu’un
qui vous touche de près…
La dernière fois qu’elle parut en public, c’était chez
Adrienne Monnier, notre vigilante amie, cette libraire de la rue de l’Odéon qui
apprit à lire à tant de monde. Réjane vint au cours d’une de ces soirées de
bonnes lettres où Jammes, Valéry, Gide, Claudel, Larbaud venaient lire de la
prose et des vers, où Ricardo-Vinès jouait du piano. Je revois, et je revois bien,
serrés comme un bouquet d’attentions, sous les trois lampes du magasin, dans le
mirage du souvenir, les premiers amis de cette maison célèbre. J’y distingue
Arthur Fontaine, Albert Thibaudet, Proust, la princesse d’Arenberg, Couvreux,
Benoist-Méchin, la duchesse de Clermont-Tonnerre, Pierre Haour, Daragnès. Léon
Delamarche, Léon Pivet, Ricardo Guiraldès, La Morandière, et tant d’autres…
Mais voici que Réjane arrive par la porte du fond et s’avance contre la table.
Elle dit mes poèmes avec un tel sanglot de l’intelligence, avec une telle
création du cœur que je crois les entendre comme quelque chose de neuf et qui
ne serait pas de moi.
Réjane était Parisienne. Elle était née rue de la Douane,
près de la place de la République, à l’orée du Boulevard, au pied du faubourg
du Temple, à égale distance de la Porte Saint-Martin et des Folies-Belleville.
Son père, qui s’appelait Réju, dirigeait le théâtre de Valenciennes où il était
né. Sa mère était de Thouars et roulait les r comme on ne sait les rouler que dans
les Deux-Sèvres.
Veuve de bonne heure, Mme Réju entra au
contrôle du vieil Hippodrome, de celui où on jouait Skobeleff… Puis elle
passa à l’Ambigu. Ce fut là que Gabrielle-Charlotte prit la passion des
planches en se frottant humblement, comme Adèle Page, aux belles robes des
actrices. La mère et la fille, afin d’ajouter quelque chose à leurs maigres
ressources, confectionnaient aussi de la dentelle. On eut beau rêver pour
celle-ci de la voir devenir institutrice, il fallut bien lui laisser suivre sa
vocation. Elle entra donc au Conservatoire dans la classe du digne Régnier.
(Ces professeurs étaient des messieurs très bien.) Régnier, pressentant en elle
une grande artiste, lui fait obtenir la bourse d’études indispensable. En 1874,
elle rate le premier prix de comédie, et doit, comme tant d’autres pour qui
l’originalité fut d’abord une tare, se contenter de la deuxième place. Elle a
dix-sept ans.
Ça n’alla d’abord pas tout seul. La vieille garde barrait la
route, de Baretta à Samary même, de Bartet même à Pierson, peu enclines à
laisser passer au premier plan cette débutante qui semblait devoir brûler les
étapes. Elle avait un peu plus de trente ans quand les résistances fléchirent.
Barbey d’Aurevilly qui lui prédit, sans trop se tromper ; la carrière de
Rachel, fut des premiers à la comprendre. Très liée avec Degas, avec Meilhac
(qui lui trouva ce beau nom de Réjane), elle ne disait pas non à ceux qui la
pressaient de sauter dans l’opérette, quand Porel, qui devait l’épouser, fit en
sorte qu’elle le suivît à l’Odéon pour y défendre les grandes pièces du théâtre
naturaliste et y gagner cette seconde bataille d’Hernani que fut, en 1888, la
première de Germinie Lacerteux.
Comment parler de cette femme qui régna longuement sur une
époque où, dans l’amour, dans le scandale ou dans la sagesse, il était possible
d’être soi-même, sans qu’on vous le fît payer trop cher ? Je n’ai qu’à
parler de ses réussites, de Sapho à Lysistrata, de Zaza à Madame
Sans-Gêne, à La Course du Flambeau, à Notre Image, où elle
sut toujours ajouter au naturel cet accent personnel, ce battement de cœur
supplémentaire, ce coup de pouce, cette once d’art indéterminable qui n’a l’air
de rien mais qui est immense et qui donne au vrai son poids véritable. Son jeu
était tout fourmillant de menues observations exprimées à petits coups subtils,
mais soigneusement mises au point et bouleversantes de vérité. Son corps était
sensible « comme une joue ». Les critiques du temps y perdaient leur
latin. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il semble enfin tout à fait normal de jouer
comme Réjane. C’est le contraire qui surprendrait.
Dès qu’elle eut gagné la bataille de Paris, elle se mit à
courir le monde. On la vit dans toutes les capitales de l’Europe, et, par deux
fois, à travers les deux Amériques. Après chaque représentation, les
admirateurs fidèles qu’elle avait partout dételaient les mules de sa voiture,
se mettaient dans les brancards et la ramenaient à son hôtel. C’était devenu
une tradition.
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