Elle en souriait sans en triompher. Elle aimait la ville,
adorait l’Italie, détestait la campagne. Parmi ses amis les plus chers, il y
eut Anatole France et Gabriele d’Annunzio. Elle méprisait sans méchanceté les
conventions, les immobiles, le monde, les réactionnaires, et considérait avec
une tendresse partiale les excessifs, les risque-tout,
« l’avant-garde », les vibrants, les naïfs. Mais, par dessus tout
elle craignait l’Ennui, et les ennuyeux ! Elle riait admirablement,
jusqu’aux cris pointus, jusqu’aux larmes. Elle aima Sarah, la Duse,
Mounet-Sully, de Max. Mais elle avait horreur de la Comédie-Française.
Elle s’habillait à la perfection. Petite à la ville, elle
n’avait qu’à poser le pied sur les planches pour paraître grande aussitôt. Dans
la vie, comme au théâtre, elle était la vivacité même, l’ultra-sensible qui
passe en un instant de la gaîté la plus violente au cafard le plus noir. Elle
pleurait de vraies larmes et pas de la glycérine. Le nez et la gorge malades,
elle avait une certaine voix chez elle, une autre à la scène et la voix qu’il
fallait. Wicart, le laryngologiste, n’y a jamais rien compris. Elle avait les
yeux très beaux, les dents et les jambes moins réussies. Mais tout était
enveloppé, enrobé d’une intelligence déconcertante qui lui faisait comprendre
n’importe quoi plus vite que personne. Elle avait, au surplus, infiniment
d’esprit, et je sais d’elle des lettres dignes, par le fond et par le tour, de
ce XVIIIe siècle dont elle était, pourrait-on dire, une
survivante parmi nous.
Quand il lui arrivait d’aller au théâtre en spectatrice,
elle s’y amusait comme une enfant. Si vive, si forte, si ardente, vivant
passionnément la vie, grande artiste dans toute l’étendue du terme, telle fut
Réjane, chère grande amie que j’ai perdue voici maintenant vingt-deux
ans : hier…
MARCEL PRÉVOST, HUMANISTE
Il peut paraître surprenant aux jugements superficiels qu’un
homme comme Marcel Prévost se soit brusquement découvert, au sens où l’on
entend ce mot dans les salles d’armes, sous un jour absolument nouveau pour le
public. Tel qu’un de ces vins accomplis qui font l’honneur des caves célèbres,
Marcel Prévost était un auteur incontestablement classé. Classé avec une
précision qui ne risquait pas de troubler les esprits exigeants ou subtils.
Pour les délicats, il avait écrit Le Scorpion, qui n’est pas loin d’être
un chef-d’œuvre, ou La Fausse Bourgeoise, une longue nouvelle où
l’émotion rejoint Dostoïewsky. Pour d’autres, il était l’auteur des Lettres
à Françoise, un des gazouillis les plus jolis de la Société contemporaine.
Et voilà que ce polytechnicien, qui avait ardemment attendu l’heure d’écrire
des romans, qui ne semblait né que pour monter à cheval dans les allées du
romanesque, voilà que ce prince de modernités et de féminités se met à traduire
du latin, voilà qu’il fait figure d’humaniste ! Des universitaires sérieux
s’étaient mis aux premières loges. Des répétiteurs dyspeptiques
« agaçaient leur séant à des barbes d’épis » La critique fourbissait
ses loupes. Les saute-ruisseau de l’art d’écrire l’attendaient à ce tournant.
Et cet espoir de « colle », cette épreuve qui
n’osait-pas-dire-son-nom se terminait à l’avantage du romancier. Prévost
sortait non pas grandi, mais « parfait » de l’aventure. Tel qui n’avait
jeté qu’un œil léger sur les pages du Scorpion ou des Demi-Vierges
s’apercevait que son jugement s’abusait depuis longtemps sur un auteur
sommairement classé dans l’exquis et dans le frivole et qui se laissait voir
malicieusement à lui sous le jour d’un personnage de grand entendement, bourré
de culture, expert en syntaxe. De fait, Marcel Prévost a travaillé d’après
Ovide avec compétence, avec profondeur, avec une douce rigueur. Avec quelle
grâce d’amant discret n’a-t-il pas traduit ces vers charmants :
… Est aliquid, collum solitis tetigissa lacertis.
ou,
Si pudet uxoris, non nupta, sed hospita dicar,
Dum tua
sit, Dido, quodlibet esse feret.
Cette élégance et ce savoir ne furent d’ailleurs une
surprise que pour ceux qui ne connaissaient pas Marcel Prévost. On peut même
dire, sans trop jouer sur les mots, que ce « fort en version » fut
d’abord un « fort en thème », puisque à treize ans, passionné de
latin, il consacrait ses soirées à la comparaison des diverses traductions
latines d’une même œuvre. À Tonneins, où se place cette enfance de bénédiction,
sa famille dînait à cinq heures et demie. Ainsi, Marcel Prévost
pouvait-il étendre sur de longues soirées ses patientes études et pénétrer à
son aise dans le labyrinthe.
Tout jeune aussi, il s’était fait une sorte de devise d’une
phrase qu’il répétait souvent : « Il faut apprendre le latin. C’est
le moyen le plus court et le plus sûr de savoir le français. » À partir de
ce moment, le latin fut comme le climat de son existence. La bibliothèque de La
Roche, sa propriété, contenait la collection Panckoucke et les volumes de
Nisard au grand complet, et quand il classait ses livres, il s’arrangeait pour
que les auteurs latins demeurassent toujours à portée de sa main, car il les
reprenait souvent, comme Antée touchait la terre pour y reprendre des forces,
tant il est vrai que le latin, qui est la clef de vingt langues et dialectes et
fait saisir leurs rapports et leurs supports, donne confiance à qui l’entend et
le pratique.
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