Quant à sa passion de rendre le latin en français, il l’eut au
même degré que les grands latinistes, il s y adonna avec ferveur et scrupule.
Il nous a fait connaître sa pensée sur le rôle du traducteur en termes
excellents : « Ajouter un mot, c’est un péril ; en supprimer un,
c’est presque une trahison. »
Marcel Prévost avait abandonné le grec en quittant le lycée,
à l’époque du baccalauréat. Mais le goût et la nécessité lui en furent rendus à
la faveur, pour ne pas dire à la lumière, de la lecture du Nouveau Testament.
Lecture de tous les jours, qu’il pratiquait lentement, dans le plus pur silence
du cerveau. Lire le Nouveau Testament dans le texte original afin de mieux
juger la chose dans sa structure, de mieux déceler les interpolations, d’aller
plus sûrement au plus vivant de la signification, c’est là, peut-on dire, une
occupation qui n’étonne pas d’un polytechnicien, un grave caprice scientifique,
le divertissement d’une tête bien faite. Mais l’on y peut apercevoir encore un
trait de protestantisme quand on n’ignore pas l’ascendance de Marcel Prévost.
Ici, cette ascendance se manifestait dans l’invisible et proposait au romancier
un supplément de sévérité qui ne pouvait nuire au latiniste.
On put ainsi avoir de Marcel Prévost, vers 1915, les
nouvelles suivantes, qui ont assez bel air : C’était un commandant
d’artillerie qui, à cinquante-huit ans, à Jouy-en-Josas, consacrait chaque jour
une heure à l’étude de la grammaire grecque. La littérature française
nous offre un autre exemple de cette ardeur et de cette agilité de
l’esprit : celui de Paul-Louis Courier, lui-même « officier
canonnier », comme il le mettait sur sa carte de visite, fixée à sa porte…
Mais l’exemple est quand même plus inattendu chez l’auteur de Chonchette. Quoi
qu’il en soit, je l’ai personnellement assez connu pour pouvoir écrire qu’il
portait réellement en lui l’amour passionné du latin et du grec. Depuis 1915,
même quand il se trouvait en voyage, ses matinées commençaient majestueusement
par la lecture du Nouveau Testament. Grec d’un côté, latin de l’autre. Cette
habitude campe un personnage avec assez d’autorité. Ajoutons que Marcel Prévost
ne se bornait pas à lire, à comparer ; il méditait au-dessus des versets
et, d’un crayon vif, jetait sa part d’esprit et de critique sur l’ouvrage,
tantôt en français, tantôt en latin.
Ce besoin de renouvellement, que tous ceux qui ont aimé
Marcel Prévost lui ont connu, ces saines évasions hors du roman décèlent une
qualité de vie intérieure assez admirable et un besoin d’ordre et de
« rangements » dans l’esprit qui me touchaient extrêmement.
On n’apprendra pas sans émotion que, le jour de sa mort,
Marcel Prévost en était à sa dix-septième lecture du Nouveau Testament et que
le signet y marquait la deuxième épître aux Corinthiens : « Je sais
qu’un homme qui est Jésus-Christ fut ravi, il y a quatorze ans, jusqu’au
troisième ciel, si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne le sais pas,
Dieu le sait… » Marcel Prévost avait forme le projet de traduire les Épîtres
de saint Paul. Le temps lui a manqué. Je ne puis maintenant penser à lui sans évoquer
la silhouette d’un homme élégant et svelte, mais studieux, d’une espèce de
chevalier chez qui se fût révélé du goût pour les mirages antiques et pour les
secrets des langues mortes. Peu de romanciers ont connu un succès de l’ordre du
sien. Et pourtant c’est à l’écolier travailleur, à l’élève sévère, à l’éternel
étudiant, au latiniste, à l’âme pure, visitée d’une noble émulation ;
c’est à l’homme le plus caché, le moins connu, mais à coup sûr le plus
authentique que vont mes préférences et les meilleurs de mes souvenirs.
GRAND BOURGEOIS, GRAND ARTISTE
Il n’avait jamais vécu que pour la famille et pour la
peinture. Il aura fallu sa mort pour qu’enfin des œuvres de lui fussent réunies
dans une exposition particulière. Voilà le fait, dans sa noble nudité. Il a été
signalé et il mériterait qu’on s’y arrêtât longuement.
Ernest Rouart était le fils du fameux amateur Henri Rouart,
peintre lui-même et chez qui « les Delacroix, les Corot, les Courbet, les
Manet, les Daumier, depuis l’entrée jusqu’au dernier étage, écrit Paul Valéry,
se touchaient, se disputaient le regard ». Il me souvient, quant à moi, du
jour de ma jeunesse où je fus admis, rue de Lisbonne, à regarder la célèbre
collection. Ce fut, pour le garçon de vingt ans que j’étais, le paradis des
enfants de la peinture, un pays de cocagne à faire battre tous les sens…
Le milieu Rouart, qui ne daignait être trop mondain, ni
officiel, était à Paris, sans faire de bruit, l’un des plus raffinés, des plus
élégants et des plus confortables qui fussent. Un débutant qui y était
accueilli ne risquait pas moins que d’y contracter, à jamais, le respect des
traditions parfois exquises de la bourgeoisie parisienne : urbanité,
stabilité, vie de famille. Or, ces traditions, comme l’ont si bien remarqué
Jacques-Émile Blanche et Maurice Denis, l’un parlant de Berthe Morizot, l’autre
d’Henri Lerolle, ne gênent en aucune façon l’originalité véritable. Et c’est
dans ce Rembrandt, dans ce Fantin-Latour d’une famille que l’avenir placera,
dans leur lumière et dans leur diversité, les belles figures d’Ernest Chausson,
d’Arthur Fontaine, d’Ernest et d’Eugène Rouart et de Paul Valéry.
Ce fut dans ce milieu que grandit Ernest Rouart, sous l’œil
perspicace, affectueux, mais menaçant comme une gueule de loup chargée à balles
d’Edgar Degas qui était l’ami de cette merveilleuse maison. Le maître s’attacha
si fort à son disciple qu’il le chargea, ce qui, de la part d’un tel homme, ne
donne pas une mince idée de l’estime et de la confiance où il le tenait pour sa
force et sa probité critiques, de revoir sévèrement son atelier après sa mort
et d’y choisir, et d’y détruire les ouvrages qu’il déciderait qui n’étaient pas
dignes de survivre. Quand Ernest Rouart se maria, ce fut la propre fille de
Berthe Morizot qu’il épousa.
Voilà donc tout ce qu’il y a de « visible » dans
son histoire.
C’est celle à la fois d’un grand artiste et d’un grand
bourgeois. Il ne luttait que pour lui-même, en profondeur, dans l’ensemble et
dans le détail, préparant ses toiles, broyant ses couleurs, manipulant l’acide
et maniant la pointe comme un artisan, méditant longuement sur les moyens et
sur les fins de son art, en philosophe qui se complaît dans la haute solitude
et dans le silence du labeur. Il se cachait de tout cela, travaillant pour sa
conscience et ne signant ses toiles qu’à la dernière extrémité quand on le
pressait un peu plus fort de les envoyer au Salon. Parmi celles qui figurèrent
à son émouvante rétrospective de la Galerie Berri-Raspail, il n’y en a pas la
moitié qu’il ait décidé de marquer de la sorte, se sentant payé de sa peine
lorsqu’il les avait achevées.
Car la vie, de toutes parts, le cernait, le sollicitait,
l’arrachait à son cher atelier. Son amour de la peinture exigeait qu’il
découvrit, qu’il protégeât, qu’il servît. Partout où il y avait un maître à
honorer, une toile à prêter, un placement à contrôler, un accrochage à
parfaire, un vernissage à surveiller, l’on pouvait être certain de trouver
Ernest Rouait. Il s’est tant occupé de la peinture des autres qu’il n’a pas eu
le temps de faire connaître et suffisamment apprécier la sienne.
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