Bref, c’est si compliqué qu’il vaut mieux, croyez-moi, éviter de s’en mêler si l’on ne se trouve pas doué pour cela dès sa naissance.

Le véritable amateur-collectionneur fait de grands saluts aux pièces consacrées, aux collections célèbres, aux achats officiels. Mais c’est en suivant sa voie toute personnelle qu’il fait ses découvertes. Il fouille les déballages ; les taillis mal débroussaillés l’excitent à la chasse. C’est un sourcier. Georges Salles, professeur à l’École du Louvre, l’avouait un jour : « Hauts dignitaires d’un musée ou ses modestes collaborateurs, nous sommes tous tributaires d’initiatives ignorées et d’activités sans mandat… »

« ARTISANS D’ART »

On vient de revoir et de réentendre ces deux mots, singulièrement accouplés, dans le titre d’une conférence qui se tint au Salon d’Automne et dans les divers articles et comptes rendus qui la suivirent. Artisans d’art : c’est-à-dire, on a pris soin de nous l’expliquer, une classe d’artisans supérieurs, l’artisan d’art étant un peu moins qu’un artiste et celui-ci toujours un peu plus que celui-là.

Mais voilà précisément ce qu’il faudrait démontrer.

On ne faisait point autrefois de différence entre l’artiste et l’artisan. Le mot d’artiste n’apparut dans le Dictionnaire de l’Académie qu’en 1862. Mais on disait encore, à cette époque, aussi bien « artiste en tapisserie ou en orfèvrerie » qu’artiste en peinture ou en sculpture. Et c’est incontestablement d’un sculpteur qu’il s’agit dans ces vers de La Fontaine :

L’artisan exprima si bien
Le caractère de l’idole
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
À Jupiter que la parole…

Et Montaigne, quand il dit : « Peintre, poète, ou aultre artisan », pense, c’est tout à fait clair, à ce que nous appelons aujourd’hui « un artiste ».

Or, qu’est-ce qu’un artiste dans l’acception où nous l’entendons en 1941, et qu’est-ce qu’un artisan ?

Un artiste, c’est « un monsieur qui exerce un des beaux-arts », c’est-à-dire une profession libérale. Un artisan, c’est un brave homme qui exerce quelqu’un des arts mécaniques, c’est-à-dire un de ceux qui demandent beaucoup plus au travail de la main qu’à celui de la tête. Voyez-vous ça ! Quant à l’ouvrier, bien que son nom vienne d’opéra, c’est un automate, ou presque, tout juste bon à faire des ouvrages, mais jamais des œuvres, moins encore des chefs-d’œuvre.

Or, tout cela est faux, et faux d’une façon désobligeante. Cette hiérarchie ne tient pas debout. C’est une invention de la mauvaise part du XVIIe siècle, de celle où des bourreaux très distingués drapaient les arts sous un catafalque d’or, bouclaient les lettres dans un salon de tortures pour femmes savantes et passaient la langue aux brodequins ; du XVIIe siècle, de ces faux-semblants, dont les pièces montées faillirent aveugler, dans le moment même où il exprimait une sensibilité originale aussi bien en art qu’en poésie, le génie spontané de la France. C’est à un peintre redondant, qui fut une haute et solennelle andouille, au pompeux Le Brun (quand on y pense, on se calme avec les Le Nain, par exemple), c’est donc à ce snob que vint l’idée de fonder non pas à côté, mais au-dessus de l’honnête corporation des artisans peintres et sculpteurs, habiles en tout ce qui concernait leur état, certaine compagnie royale d’intellectuels du pinceau, de l’ébauchoir et du burin, qu’on appela l’Académie et qui ne tarda pas, s’inspirant de principes abstraits et pas du tout de la chose vivante, à déterminer, entre l’art et les bons instincts du peuple, entre le goût et les métiers, un distinguo fatal dont nous avons supporté les conséquences : d’une part, sous forme de peintures et de sculptures déplorablement bâclées, d’autre part, dans une profusion d’objets usuels rarement pourvus de beauté.

Artisans d’art ? Je veux bien, si l’on entend par là qu’il soit grand temps de recommander aux artistes plus de révérences à l’égard des vertus artisanales, au premier rang desquelles je place l’amour du beau métier, et aux artisans plus de volonté d’invention. En d’autres termes je souhaiterais, autant que des artistes un peu moins orgueilleux, des artisans moins modestes. Un « artiste peintre » ne saurait être complètement un artiste s’il ne possède, avec les richesses de la tête, un trésor tout aussi considérable de qualités d’ordre manuel. Un artisan n’est un artisan complet que s’il possède l’imagination de la matière. Pour ma part je m’incline, bien que clerc, comme disait l’autre – et non pas bien que clerc mais parce que clerc-devant l’ouvrier qui vient dépanner mon poste de T.S.F. Il réfléchit, il va chercher au fond du sac aux intuitions techniques des secrets dont je ne saurai probablement jamais grand’chose. Il se livre à un travail vraiment intellectuel, à quelque degré que ce soit, d’analyse et de synthèse, sans lequel il ne serait qu’un manœuvre. Si le premier caractère qui distingue, de la profession libérale, la profession artisanale, consiste dans le moins de connaissances intellectuelles et dans le plus d’habileté manuelle, je ne vois pas comment, par exemple, n’importe quel brossailleur de la Foire aux Croûtes se considérait comme l’égal d’un professeur fondé en science ou le supérieur d’un dessinateur industriel…

Beaucoup plus souvent qu’au Salon, c’est à travers les rues de Paris, et principalement dans le vieux faubourg Saint-Antoine, dans le quartier du Marais, riches en méandres, dans les rues étranglées et les tortilles de la montagne Saint-Geneviève, où le ciel serpente comme un lézard, que j’ai senti, pour avoir entendu sortir de quelque porte cochère au heurtoir soigneusement ouvragé par une main dont il ne reste plus que des os aussi délicats que son travail, le bruit d’un marteau sur la pierre ou sur le bois, tout ce que peut signifier d’émouvant l’expression d’art vivant. J’ai respiré dans l’ombre des cours l’odeur du vieux cuir et du bois fraîchement taillé. J’ai vu s’installer sur le trottoir l’établi et les outils, comme autrefois. Tout cela, ces bruits, ces odeurs, ce bric-à-brac qui déborde jusque sur la chaussée, c’est le charme obscur, le charme profond du travail de Paris. C’est la rue de Prague et ses brocheurs, la rue Portefoin et ses bimbelotiers, la rue des Archives et ses doreurs, la rue des Fontaines-du-Temple et ses gainiers, la rue Pastourelle et ses lunetiers, héritiers directs de ceux qui fabriquaient les selles, les harnais, forgeaient la lance et le javelot, peignaient ou sculptaient des « images » ; ce sont les descendants des artisans du Grand-Pont, domaine des écrivains et des parcheminiers, des enlumineurs et des orfèvres dont le grand saint Éloi était le patron. Le temps qui a de l’expérience, qui accorde et qui accomplit, n’a pas bougé, n’a pas bronché pour eux. Les outils sont restés presque tous les mêmes, comme les hommes, ces hommes-là par qui la Tradition profonde se continue.

Obstiné, fidèle, souterrain, le monde de l’artisanat, avec sa conscience professionnelle inaltérable, n’a jamais abandonné la besogne. Voici que l’on s’avise de l’encourager. C’est fort bien. Mais en avait-il vraiment besoin ? Parmi les artisans, l’on s’avise encore de distinguer entre ceux qui sont de l’art et les pauvres qui n’en sont pas. Était-ce vraiment indispensable ? L’artisan, chez nous, est d’art – comme il respire. Il n’a guère partagé nos erreurs et pas davantage participé à nos désordres. Son travail est celui de la modestie dans la grandeur. Il est un des tuteurs du redressement de la vie française.

ENCYCLOPÉDIES

Je ne sais si les hommes de notre temps se rendent un compte exact des facilités qui leur sont données pour s’instruire et même « se cultiver ».