Jadis, le savoir était difficile, escarpé, lointain. On le
gagnait durement. C’était une âpre montagne à gravir. Comme le plaisir de
voyager, de presser un pays nouveau, le plaisir de connaître demandait de longs
et patients efforts. Nous avons tout changé. L’érudition elle-même a pris
quelque chose d’automatique, d’hygiénique, de confortable. Nous avons des
bibliothèques parées de demoiselles aimables, toujours exactes en références et
qui en savent plus long, diplômées anonymes, sur l’antiquité grecque,
l’histoire des religions ou la technique de la céramique que n’en savaient
Rabelais ou d’Alembert. Nous avons les fichiers automatiques, les répertoires
alphabétiques, les dictionnaires, les catalogues, les encyclopédies ; nous
avons l’annuaire des téléphones, le grand Chaix, le Bottin, S.V.P., l’almanach,
le guide, le calendrier des courses et le Codex.
Le plus fort est que ces instruments d’information soient devenus
rapidement indispensables à tous. Tout homme est mis, qu’il soit opticien,
critique, amant, révolutionnaire, courtier d’assurance ou mécano, en demeure
d’étaler un minimum de connaissances, et chaque métier se prévaut d’une
érudition particulière : le chroniqueur détient quelques secrets
passablement déterminés, sait des choses qui n’intéressent que lui, résout des
rébus indispensables à son destin. Mais le fonctionnaire, le dentiste, le
courtier, l’homme du marché noir ont, eux aussi, leur domaine cérébral, leur
culture et leur littérature, leurs fiches et leurs aide-mémoire. Il y a trois
siècles, le petit homme à la bouche amère, aux yeux qui voyaient de loin, le
plus fameux des philosophes de la France, dans son poêle d’Amsterdam, avait
posé le mot d’ordre : la Méthode. Il ne savait pas jusqu’où pourrait aller
sa leçon, quels fruits monstrueux, innombrables, elle allait pousser. Depuis,
au nom de cette précieuse et mirifique méthode, on compile, on collationne, on
analyse, on classe, on résume, on abstrait, on schématise, on synthétise, on
alphabétise, on synoptise. J’ai sous les yeux un manuel d’Histoire ancienne
pour bacheliers moyens : il renferme plus de dates exactes, de références,
de cartes, de tableaux que Bossuet ou Voltaire n’en avaient engrangé.
Cependant, ils avaient eu besoin de toute la vie pour acquérir un bagage
d’érudition que notre lycéen d’aujourd’hui s’injecte d’un œil distrait, en
quelques soirées d’ennui. Ainsi, peu à peu, tout le réel passé ou présent
est-il mis en formules, en résumés, en comprimés faciles à croquer. Dix siècles
de recherches sont résumés en mille lignes, l’Histoire du Monde en cent
pages !
Pourtant, un certain nombre de problèmes identiques se
posent à tous les hommes. Il faut une algèbre pour tous, comme il y a un ciel
pour tous et des souffrances universelles. Les alchimistes du Moyen Âge
rêvaient de découvrir la pierre philosophale, c’est-à-dire la formule topique
et qui contiendrait toutes les autres. Devant ces tomes bourrés de savoir qui
s’alignent déjà sur mes rayons, je pense à vous, Érasme, Budé, Amyot,
défricheurs aux mains calleuses des premiers continents de la science moderne.
Vous alliez, à lents cahots, d’Amsterdam à Bologne, de Paris à Londres, pour
dépister tel renseignement, telle information, pour découvrir telle édition
latine ou grecque, pour pouvoir lire ici trois phrases de Sénèque, là trois
pages d’Hippocrate ou de Galien. Les livres étaient rares alors, éparpillés,
hermétiques. Pour connaître le sujet le plus mince, il fallait des années de
labeur, de longues veillées, des aventures, des voyages. Et l’érudition, si
elle avait ses héros, avait aussi ses martyrs. Il en savait quelque chose.
Descartes, lui qui mourut de la pneumonie qui le saisit un froid matin d’hiver,
dans la bibliothèque non chauffée de la reine de Suède. Il allait, dès l’aube
glacée, donner des leçons de philosophie à cette reine matinale et que
travaillait la boulimie de la science. Elle l’écoutait, admirative et
satisfaite. Les grands avaient jadis leurs philosophes et leurs savants, comme
ils ont maintenant leur professeur de bridge. Pour l’Histoire ou la
Philosophie, ils achètent plutôt des livres bien faits. N’importe, tout homme
d’aujourd’hui, pourvu qu’il sache lire et écrire, peut facilement devenir
« presque » érudit : il n’y faut qu’un peu de temps, de patience
et de mémoire. Un érudit peut-être. Mais un humaniste, un philosophe, un homme
qui sait conduire sa réflexion ? Non, s’il n’est pas doué.
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