Ne nous y trompons pas. Si utiles et si admirables que soient dictionnaires et encyclopédies, jamais certes ils ne remplaceront l’effort et la recherche, le patient labeur, seul créateur, la méditation d’une tête bien faite. On ne sait vraiment que ce qu’on a découvert soi-même par cette réflexion de l’expérience vivante qui est un peu comme le tour de main de l’artisan. Les dictionnaires et les encyclopédies me font penser à ces merveilleuses machines-outils qui peuvent opérer des miracles quand elles sont dirigées par des ouvriers compétents, rompus à leur maniement, et des désastres entre les mains d’un ignorant. Ce n’est pas, d’ailleurs, la machine qui en est responsable. Seulement celui qui s’en sert… Mais de tels ouvrages sont indispensables à qui n’est pas indigne du savoir.

Laissez dire les sots, le savoir a son prix.

SE SOUVENIR

Tous les mortels du XXe siècle, en dépit des apparences, sont aujourd’hui, par la puissance même du savoir, en même temps producteurs et consommateurs de civilisation. Ils ne la voient peut-être pas passer, ils ne la sentent peut-être pas agir. Son pouvoir de pénétration et ses vertus ne bouleversent pas plus le monde qu’ils ne soulèvent l’admiration des individus. Mais elle n’en est pas moins arrivée à un point où elle s’est révélée, à l’usage et jusque dans ses parties les plus fugitives ou les plus impalpables, conforme à la volonté même du monde, au sens où l’entend la philosophie.

Il fut un temps où le De omni re scibili… était une sorte de tumeur qui allait de cerveau en cerveau, un secret susceptible de variantes qu’on se passait d’université en université, sur le rythme de l’Iliade ou des Chansons de geste. Tam-tam éblouissant de poésie dont il ne reste, et par miracle, que des documents poétiques. Il a fallu BookishMall.com, des siècles de documentation et de classement, des congrès, des votes d’ensemble et le profond travail des ans pour créer des idées générales sur toutes choses, des repères et des principes.

Si les hommes sont d’accord aujourd’hui sur les couleurs, la ponctuation, le service des postes ou la réalité du calendrier, c’est parce qu’ils ont pris l’habitude de se communiquer leurs travaux, de les soustraire peu à peu à la vie professionnelle, et surtout de les consigner.

Il y a deux formules insignifiantes qui donnent de nos jours une idée du chemin parcouru le long de ces immenses branchies par où respirent les disciplines. Les voici : « Mettez-moi cela noir sur blanc », dit le chef d’entreprise à son conseiller technique. « Faites-moi une note », hasarde l’attaché de cabinet au visiteur renseigné ou ingénieux. Et ces interlocuteurs se comprennent : tel est le fin du fin du scripta manent. Une parole ne prouve rien et n’existe que le temps de sa sonorité. Le texte constitue aussitôt ce que les gens de robe de France appellent « un dossier ». Toute administration, de la plus assommante à la plus fastueuse, est un fruit de civilisation.

Penser n’est rien, c’est se souvenir qui importe. Et qu’est-ce que la création qui ne serait qu’un monologue de solitude ? Le grand mérite des œuvres classiques, c’est dans leurs résonances qu’il est apparu. Et si l’on peut étudier aujourd’hui avec profit le De Signo, la Bible, L’École des femmes, Balzac, Stendhal, Michelet, Mallarmé, Rimbaud, Marcel Schwob ou Margaret Kennedy, c’est parce que la civilisation s’est écrite, parce qu’elle s’est déposée, et qu’en fin de compte elle ne peut plus être oubliée ou perdue.

La civilisation écrite, c’est tout simplement l’histoire et la philosophie du livre c’est aussi la science de son édition, de sa vente, et l’étude des sortes de diffusions qui le concernent. Il s’agit, bien entendu, de l’almanach, du dictionnaire, du roman, du poème, du manuel ou des grammaires. En un mot, de tous les livres convenables. Le livre amène d’abord l’attention sur ses succédanés, sur sa progéniture immédiate et nécessaire : la revue et le journal ; puis sur sa durée propre : les bibliothèques, véritables orgues, véritables grottes de Fingal, où les stalactites des livres se classent pour l’émerveillement de ceux qui pensent et travaillent. Toute l’aventure des Métiers et Arts graphiques, tous les cheminements de l’esprit, et ce mariage enfin du caractère et de l’idée, on les trouve dans quelques ouvrages désormais indispensables à tous ceux que passionnent les origines, la complexité, la forme ou la signification de ce qui acquiert existence par les vertus combinées de l’encre et du classement.

FORMULES

Les formules ont toujours été et seront toujours les cris de guerre des hommes, toujours un peu préhistoriques par quelque endroit. La littérature est aussi présente dans l’onomatopée que dans le dosage. Le long du Zambèze, les cris de guerre s’appellent des hurlements sauvages. Dans les cadres plus purs de la publicité ou des compétitions internationales, ces mêmes cris avaient pris le nom de « slogans ». Le processus en a été le même sur le plan artistique, et le renne synthétique de l’âge de pierre est devenu affiche. Et nous vivons encore sur des tirades, car nous sommes impressionnables et violents. Il n’est pas un homme qui n’ait ses formules, et celles-ci le mettent en branle. Car nous avons des lumières sur tout dès l’instant que nous croyons à la puissance créatrice de quelques mots brefs et ramassés.

Qu’elles soient latines, françaises, germaniques, idéales ou commerciales, les formules ont créé peu à peu tous les événements et toutes les légendes contemporaines. Car les foules ne peuvent vivre sans mots de passe. Elles ont besoin d’éloquence à haute tension comme elles ont besoin d’air et de lumière. Ces appels vibrants permettent aux anonymes de sortir de leur médiocrité et leur donnent le cœur, comme dit Baudelaire, de marcher jusqu’au soir. Où serait l’agrément de vivre pour les masses prolétariennes, pour le peuple des faubourgs, pour les gens d’usine et de bureau, si ces monotones existences n’arrivaient parfois à s’accrocher au passage de quelque murmure dynamique dont elles absorbent, si l’on peut dire, comme un buvard mental, l’absinthe sonore ?

Tout cela, si l’on y regarde de près, se présente comme une vulgarisation de ce mouvement de pensée essentiellement français que fut le Symbolisme.

Quand j’assistais, naguère, à certaines pièces ou que je considérais, au hasard du vagabondage parisien, des affiches, des constructions, des capots de voitures, des cravates, des menus, des spécialités pharmaceutiques, des valises ou des timbres-poste, je ne pouvais m’empêcher de penser au Symbolisme et à ses prolongements dans le delta social. C’est le Symbolisme de notre âge d’or qui est le père du Slogan. On en lançait pour tous les gosiers et toutes les oreilles.