Il collabore également avec de nombreux artistes à la réalisation de livres d’art, comme Poisons on Contes fantastiques. Il reçoit en 1946 le Grand Prix littéraire de la Ville de Paris. Il meurt à soixante-et-onze ans, le 34 novembre 1947, chez lui à Paris, et repose au cimetière du Montparnasse.

Laurent de Freitas

COQUILLES

Écrire un livre, n’est pas tout. Il faut encore, comme disent les éditeurs, le fabriquer. C’est alors que commence le tourment de l’auteur.

D’un manuscrit qui, lourd et délicieux compagnon de vos nuits, témoin discret, complice assidu de vos fatigues et de vos ratures, vous était devenu un ami et un confident, on vous apporte un beau matin la copie dactylographiée. Ce n’est plus votre enfant, avec ses taches de rousseur et ses cheveux mal peignés, mais quelque chose de net, de sec et de froid, qui vous est totalement étranger et même hostile.

Une terreur vous prend. Vous songez aux bévues commises par les écrivains les plus illustres, aux pièges (en voici du galimatias) que vous tend la langue à chaque détour de la phrase. C’est Saint-Simon écrivant : « Force jeunes gens de robe et de Paris étaient allés à la suite… » (Ces raccourcis, d’ailleurs, me plaisent.) C’est Voltaire, dans La Princesse de Babylone-. « Une multitude de gens à pied suivaient en cheveux gras et en silence. » C’est Verlaine, dans « Vœu », des Poèmes saturniens, vantant, pour commencer, d’une aimée dont il prétend se souvenir :

L’or des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs.

mais qui devient, à la fin du sonnet :

Douce, pensive et brune, et jamais étonnée

Vous avez beau dire, avec Montaigne, ils (les lecteurs) concluront à la profondeur de mon sens par l’obscurité. Vous préférez cependant vous montrer en pleine lumière, tel que vous êtes, et c’est aussi pour ne pas donner aux pédants l’occasion de rééditer pour vous, par lettre anonyme, et souvent dans un style moins choisi, la fameuse épigramme de Maynard :

Si ton esprit veut cacher 

Les belles choses qu’il pense.

Dis-moi, qui peut t’empêcher,

De te servir du silence ?

Bref, vous êtes lu et relu. Vous avez dépouillé, clarifié, ébarbé, rogné, poli votre texte. Mais ce n’est pas fini. Et même, ça commence. On va vous livrer à l’imprimeur.

Un éditeur digne de ce nom fait lire les épreuves, avant de les envoyer à l’auteur, dont après tout ce n’est pas le métier, par le correcteur de l’imprimerie, d’abord, et les fait lire par son correcteur particulier, ensuite, quand il ne les revoit pas lui-même. Mais le correcteur, pour cause de déformation professionnelle, ne regarde qu’à la typographie, tandis que vous ne regardez qu’au sens. Le correcteur sait toujours, par exemple, que Clemenceau ne prend pas d’accent aigu sur l’e, mais il vous laissera passer, sans sourciller, l’anachronisme le plus honteux, la catachrèse la plus vicieuse et le pataquès le plus granuleux.

Parfois aussi, et c’est là le plus dangereux, le correcteur se mêle de vous corriger. Ce fut ce qui arriva à La Fontaine qui avait écrit : que la sage Minerve sortit toute armée de la cuisse de Jupiter. Le typographe flaira l’erreur, et fit sortir la déesse de la cuisine. Il y a aussi la pêche au cachalot devenue la pêche au chocolat, Albéric II pour Albéric Second, la pommade contre la chute des chevaux, et autres gentillesses…

Je n’ai jamais donné le bon à tirer d’un de mes livres sans trembler. Mais je n’en ai pas un sur deux qui soit exempt de scories. Il arrive que l’on m’apporte quelque plaquette à signer. Croyez-vous que cela me fasse toujours plaisir ? Je n’en profite pas pour évoquer les beaux jours de ma jeunesse. Je me saisis rageusement d’une plume et je commence par corriger, pages 6,8 ou 53, j’y vais naturellement « les yeux fermés », les insupportables coquilles dont je devrais avoir la sagesse de me dire que je suis seul, sans doute, ou à peu près seul à les connaître, pour en souffrir naïvement.

Je profite donc de l’occasion pour rétablir, dans un de mes derniers livres, Refuges, une phrase dont le corrigé n’avait pas été reporté par moi sur les dernières épreuves et qui m’empêche de dormir. Il faut lire, à la page 53, ligne 23 (si vous lisez…) : « Les formes d’une nuit qu’ils pourraient se flatter d’avoir percée à jour, » (etc.).

Mais ne croyez-vous pas que la matière de l’imprimerie fait des blagues et qu’il y a, comme dans Samuel Butler, une révolte des machines ? Moi, je pressens des meetings : les caractères qui ne sont pas « de bonne composition » sortent de leurs composteurs, se groupent par affinités et commencent à parloter : « Et toi ? On t’a corrigé ? Et tu as cédé ? Grand lâche ! Moi, je saute ! » Et il y a aussi les loustics-fantômes qui changent les marbres de place, comme les étudiants farceurs du temps de Guy de la Farandole changeaient de porte les chaussures dans les hôtels.

Mais il y a peut-être aussi une « reine » des caractères, comme il y a une reine des abeilles, des fourmis ou des termites…

SENSATIONS

Comment, lorsqu’on se met à parler de sensations, ne pas évoquer nécessairement Condillac et son fameux robot de psychologie, lequel, intérieurement organisé comme nous le sommes, était animé, le veinard, d’un esprit vierge de toute espèce d’idées ? Quelle fraîche image du monde, sans interposition de clichés plus ou moins artistiques et littéraires, aurait dû, s’il avait existé dans la réalité, venir se composer dans l’œil de ce pantin, le plus libre et le plus indépendant que l’on eût jamais rêvé !

Mais sommes-nous les esclaves de nos sens ou ceux de notre âme ? Voltaire n’y va pas par quatre chemins : « Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n’est qu’une sensation continuée. » Ce n’est pas ce que pense Malebranche : « Les sensations ne sont pas autre chose que des manières d’être de l’esprit ; et c’est pour cela que je les appellerai des modifications de l’esprit. » La grande querelle des matérialistes et des spiritualistes continue. Comment éluder les philosophes ? Comment les empêcher de travailler notre toiture ?… Il me semble bien quant à moi que tous les êtres vivants peuvent recevoir des sensations, mais que tous ne sont pas doués pour s’en apercevoir, prendre du champ, les regarder, les comparer, les combiner dans un certain ordre, en faire l’analyse et la synthèse. Autrement, la terre ne serait peuplée, et ça nous changerait, que de philosophes, de penseurs et de poètes…

Mais, direz-vous toujours, qu’est-ce qu’une sensation ? Rappelez-vous d’abord que ce n’est pas une impression. L’impression, c’est quelque chose, évidemment, de physiologique, une réaction de nos nerfs. Ce n’est pas non plus une perception. Car la perception, c’est une sensation assimilée, dépassée, codifiée, classée, rapportée à nous-même ou au monde extérieur. La sensation, c’est le passage entre la matière et l’esprit, l’instant très bref où nous ne savons pas encore si le bruit que nous entendons vient d’un bourdonnement de nos oreilles ou du battement lointain d’un tambour. C’est l’état subtil, ondoyant, précis par éclairs que doivent rechercher les amateurs de paradis artificiels. C’est la source même des images.