Chateaubriand, Rimbaud, Baudelaire, Aloysius Bertrand, Lautréamont
sont de grands ou de parfaits poètes en prose. Mais il n’est même pas
nécessaire de noircir du papier pour être poète. La poésie, je l’ai dit naguère
et je le dis encore, exprime un état psycho-physiologique. Pour parler plus
simplement, on vit ou on ne vit pas en état de poésie. Tout ce qui, dans la
vie, n’a pas pour objet l’intérêt matériel, pour opération de l’esprit la
pensée de tirer des autres le meilleur, vous donne droit à la bonne route et
peut vous conduire à l’état poétique.
Les bûcherons et les pêcheurs éprouvent sur place que la
poésie existe par elle-même à la manière d’un murmure infiniment subtil et
compliqué, que certains savent traduire avec beaucoup de bonheur. Et parfois
les bergers s’entendent à ce jeu, dans leur forme et dans leur rêverie
particulière, tout aussi bien que les professionnels. J’ai connu jadis un bon
jardinier, municipal et taciturne, qui, lorsqu’il consentait à desserrer les
dents, parlait des fleurs admirablement. Quant au poète-écrivain, eh bien,
c’est un chasseur. Sa mission est de rapporter de la beauté pour tout le monde…
Pour moi, je demande un cœur frais, l’esprit solide d’un
vieil orme, l’âme simple et profonde, riche d’un génie, celui de la spontanéité
dans la réussite, celui de l’image atteinte, celui de l’inflexion qui vous
bouleverse, lorsque cette âme prend le parti de se faire connaître par l’intermédiaire
de la poésie française, une des plus difficiles du monde. Ce fut une des
dernières confidences que me fit Albert Thibaudet, que je ne regretterai jamais
assez. Avant de mourir innocemment, comme il avait vécu, notre Thibaudet me
disait qu’il préparait quelques pages sur la poésie française, la seule qui ne
souffre aucune médiocrité, ni sur le plan de l’inspiration ni sur celui de
l’exécution ; la seule qui ne tienne aucun compte des intentions ; la
seule enfin qui ait osé s’attaquer aux pièges les plus tentants du mystère,
grâce à Rimbaud, à Mallarmé ou à Maldoror, et plus tard aux rigueurs
mozartiennes du raisonnement.
Mais la poésie est aussi un grand calme qu’on entend, qui
vous saisit et vous accélère, et elle est une sorte de scintillement permanent
auquel il faut se donner.
SOUVENIRS DU SYMBOLISME
Le charme du Symbolisme, pour les poètes dignes de ce nom,
et qui entendent jouer le jeu noblement, totalement, c’est qu’il chauffait un
souffle de révolte, un élan vers l’indépendance absolue de l’esprit.
Il y aura bientôt quarante ans que M. Charles Gidel,
qui fut, je crois, proviseur au lycée Louis-le-Grand, écrivait :
« Monsieur Verlaine a déjà perdu la direction de l’école symboliste.
Esthètes nouveaux. Jeunes Éphèbes suivent aujourd’hui l’enseignement de
M. Charles Morice, auteur d’un volume intitulé la Littérature de tout à
l’heure. Ces Symbolistes émancipés ne sont, à vrai dire, ni une école, ni
une coterie ; ils sont un groupement flottant. Ils adorent, sans s’y
rattacher tout à fait, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Verlaine, mais ils
poussent plus loin la doctrine de ces poètes. Ils répudient les traditions dont
la littérature a vécu jusqu’ici. Ayant en profonde horreur le vulgaire et le
convenu qu’ils jugent incapables de produire rien de parfait, ils proclament ce
principe : L’art est un composé d’irréel et de fluide. Suivant
M. Charles Morice, le Réalisme n’était qu’un bas-fond vaseux ; le
Naturalisme ne voyait les choses que par en bas ; il était devenu
nécessaire de regarder en haut et d’y chercher un idéal. »
Nous ne savons plus aujourd’hui, qu’entre initiés, qui était
Charles Morice. Verlaine lui dédia pourtant ce sonnet, peu après la fondation
de la feuille Lutèce :
Impérial, royal, sacerdotal comme une
République française
en un quatre-vingt-treize,
Brûlant empereur, roi, prêtre dans la fournaise.
Avec la danse, autour, delà grande Commune ;
L’étudiant et sa guitare et sa fortune À travers les
décors d’une Espagne mauvaise,
Mais blanche de pieds nains et noire d’yeux de braise
Héroïque au soleil et folle sous la lune ;
Neoptolème, âme charmante et chaste tête.
Dont je serais en même temps le Philoctète Au cœur ulcéré
plus encor que la blessure.
Et par un conseil froid et bon parfois l’Ulysse, -
Artiste
pur, poète où la gloire s assure,
Cher aux lettres, cher aux femmes, Charles Morice.
Et, de fait, Charles Morice, que j’ai connu comme un causeur
suffisamment clair, parfois agréable, devait les étonner tous quand il leur
déballait son programme de rénovation poétique. Pour lui, la poésie nouvelle
devait ramasser l’ensemble des forces acquises par les nations durant les
règnes du Classicisme, du Romantisme et du Naturalisme. Il fallait une âme dans
un corps agissant, et pas trop d’idées générales. Il proposait trois sortes
d’analyses : l’analyse classique qui se donnait pour objet d’étudier en
eux-mêmes les éléments et les manifestations du sentiment, l’analyse
naturaliste, pour étudier en eux-mêmes les éléments de l’âme, et, enfin,
l’analyse romantique, pour s’attaquer aux sensations pures. Mais, ajoutait
Morice, comme la synthèse ne peut se localiser dans la pure psychologie
passionnelle, ni dans la pure dramatisation sentimentale, ni dans la froide
observation du monde tel qu’il est, tel que nous le voyons dans l’immédiat,
puisqu’elle cesserait aussitôt d’être synthèse pour redevenir analyse, c’est
dans la fiction symbolique, libérée aussi bien de la géographie que de
l’histoire, dans l’abstraction, le rêve et le symbole qu’il faut la placer.
L’abstraction, le rêve, le symbole, ces mots viennent en droite
ligne de la pensée chirurgicale de Taine, et semblent devoir promettre un poète
aussi hermétique à la masse que Mallarmé lui-même, aussi évadé que Villiers de
l’Isle-Adam, aussi saturnien que Verlaine. Car Morice ne se privait jamais
d’affirmer : « Ta pensée, garde-toi de jamais la nettement dire.
Qu’en des jeux de lumière et d’ombre elle semble toujours se livrer et
s’échapper sans cesse. » C’est pourtant lui qui écrivit ces vers dans un
recueil qui, à l’époque, fit quelque bruit, Noa-Noa.
Et longtemps, longtemps, l’étoile splendide
Sur les mers où fut Tahiti luira.
Mais sa place, un jour, au ciel sera vide.
Et le monde, qui l’aimait, pleurera.
On jurerait aujourd’hui que cette poésie volontairement naïve,
nostalgique et faible d’ossature, est de quelque Maeterlinck de province en mal
de chansons populaires. Ce fut une des conséquences du Symbolisme d’ouvrir la
porte de ses temples à ceux qui n’étaient, qui ne pouvaient être que des
admirateurs, des techniciens ou des poètes du même parti. Comme tant d’autres,
Morice, considéré par l’Université comme un de ses fondateurs, comme le chef,
ne fut qu’un député obscur dans le Parlement symboliste.
Tout autre est la place de Villiers, que je ne vois
d’ailleurs pas symboliste, et dont la critique et le monde faisaient à l’époque
bien moins de cas. On se contentait de dire à son sujet qu’il tournait le dos
aux publications officielles, qu’il déplaçait les meubles des pièces où on le
faisait entrer, et qu’il vivait comme les songe-creux des légendes qu’il
sortait lui-même de l’ombre. L’auteur du Secret de l’Échafaud
personnifie cependant aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le type du
Symboliste, membre éternellement fidèle et dédaigneux de cette sorte de
ku-klux-klan où le mouvement se pouvait pressentir, à cette heure à la fois si
troublée et si mystérieuse qui permettait à Victor Hugo d’écrire aux poètes de
la Renaissance une lettre fameuse dont voici un singulier extrait :
« Ce grand dix-neuvième siècle, momentanément
interrompu [allusion à la guerre de 1870-71], doit reprendre et reprendra son
œuvre, et son œuvre, c’est le progrès par l’idéal. Tâche superbe. L’Art est
l’outil, les esprits sont les ouvriers. Faites votre travail, qui fait partie
du travail universel ! J’aime le groupe des talents nouveaux.
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